Les Montagnons et le roi de Prusse

par Bernard de Montmollin


 

Table des matières
Les chiffres
L'évolution des esprits en ville de Neuchâtel et dans le vignoble
L'attitude des Montagnons
I. Le rôle du Prince dans l'équilibre politique de l'Etat
II. La défense des libertés héritées
III. L'apparition de l'esprit de parti dans les Montagnes neuchâteloises
Du mésusage de la fidélité des Montagnons lors de l'insurection royaliste du 3 septembre 1856

 

Pourquoi les Neuchâtelois des deux districts du haut du canton, d'où était partie la Révolution, refusèrent la constitution républicaine lors de la votation du 30 avril 1848 alors que les électeurs des deux districts du Vignoble l'acceptèrent à une confortable majorité ?

Pourquoi la contre-révolution du 3 septembre 1856 est-elle partie des Montagnes et non d'ailleurs ?

Ces deux faits sont assez significatifs pour qu'on cherche à les expliquer ce qui est l'objet de cette contribution à l'anniversaire de la République.

 

Les chiffres

Lors de la votation du 30 avril 1848, où il s'agissait d'approuver ou de refuser la constitution républicaine, 1895 électeurs l'acceptèrent et 2256 la refusèrent dans les deux districts du haut du canton malgré les votes affirmatifs de La Chaux-de-Fonds: 1053 contre 540, des Brenets 139 contre 52 et du Locle 580 contre 576. [Lois de la République,Tome 1 pages 121,122]

Lors de la malheureuse entreprise de 1856 on dressa un état nominatif des prisonniers précisant leur domicile et leur métier. Or, sur 499 prisonniers recensés, 443 sont domiciliés dans les Montagnes et 346 d'entre eux s'annoncent comme horlogers [Archives de la Ville de Neuchâtel].

 

L'évolution des esprits en ville de Neuchâtel et dans le vignoble

L'attitude qui prévalait dans le bas du canton se conçoit aisément quand on prend en compte le caractère sacré du serment et l'évolution de la Suisse depuis 1845.

Les liens qui unissaient les Neuchâtelois à leur Prince étaient à la fois sacrés et toujours plus gênants.

Sacrés ils l'étaient par les serments réciproques que le Prince et ses sujets se juraient devant Dieu.

Gênants, ils l'étaient parce que la Suisse évoluait en limitant l'indépendance des cantons et en mettant au pas les cantons récalcitrants du Sonderbund. Il devenait évident que la majorité de la Diète, qui avait risqué une guerre civile pour une histoire de Jésuites, ne tolérerait pas longtemps encore un canton-principauté.

Ceux qui avaient à charge l'avenir du canton, en particulier le Conseil d'Etat et les autorités bourgeoises de la Ville étaient conscients du fait que le moment était venu de se soumettre ou de se démettre. Or, se démettre et devenir une principauté indépendante ou pire, se voir annexé à la Prusse n'était pas envisageable, tant étaient profonds et anciens les liens avec la Suisse. Dans ces conditions il s'agissait de passer à la République sans se parjurer.

On avait bien passé de Frédéric-Guillaume III à Berthier en 1806 et de Berthier à Frédéric Guillaume III en 1814 sans que l'on touche aux institutions et sans mutation des magistrats. Ne pouvait-on pas espérer passer à la République sans Révolution ? Ce raisonnement devait être celui de la majorité au Conseil d'Etat lorsque le 29 février au soir elle décida de tout faire pour que l'avance de la colonne républicaine ne rencontre aucune résistance et même aucune manifestation hostile [MN.1929 p 70].

Pour beaucoup de bourgeois de la Ville il n'y avait plus que le serment qui les empêchait de se rallier à la république. Aussi, quand fut placardée la déclaration royale du 5 avril déliant les Neuchâtelois de leur serment de fidélité on vit cent officiers civils et militaires se réunir à la salle circulaire du Collège latin et y voter à l'unanimité moins deux voix d'offrir leurs services francs et loyaux au gouvernement provisoire [MN.1937 p 194].

On peut apprécier le poids qu'avait le serment de fidélité au Roi pour les bourgeois de Neuchâtel en comparant le nombre d'entre eux qui se sont sentis le droit d'aller voter avant la déclaration royale du 5 avril avec ceux qui ne le firent qu'après le 17 mars 1848 ils ne furent que 125 pour élire la Constituante [Lois de la République, Tome 1, page 46] alors que le 30 avril 1192 allèrent voter [Lois de la République, Tome 1, page 121 et 122].

La majorité des bourgeois de Neuchâtel et des habitants du Vignoble se sont convertis à la République pour rester suisses, mais ont attendu la déclaration royale du 5 avril pour témoigner de leur acceptation de la République. Ce qu'ils acceptaient c'était la rupture des liens d'avec la Prusse.

Les conservateurs convertis espéraient que leur ralliement leur permettrait de participer à la vie politique pour tempérer l'ardeur des révolutionnaires. Cette perpective s'appuyait sur la présence au gouvernement provisoire d'Alexis-Marie Piaget mais elle fut anéantie, pour quarante ans, par la funeste entreprise du 3 septembre 1856. Mais c'est une autre histoire...

 

L'attitude des Montagnons

Pourquoi les Montagnons eurent-ils tant de peine à se convertir à la République. Trois thèses méritent d'être envisagées :

  1. Les Montagnons, plus que les autres Neuchâtelois avaient une dette de reconnaissance envers les rois de Prusse, qui pendant 130 ans les avaient régulièrement soutenus dans leurs revendications.
  2. Les Montagnons étaient des hommes libres et comme tels redoutaient toute innovation qui risquait de mettre en péril leurs libertés.
  3. Les Montagnons vivaient au contact des foyers révolutionnaires de La Chaux-de-Fonds auxquels ils refusaient leur confiance.

 

I. Le rôle du Prince dans l'équilibre politique de l'Etat

La cohésion du pays fut un souci constant de l'ancien régime. Il s'agissait de faire en sorte que les communautés villageoises et les Corps de l'Etat ne se sentent pas prétérités par rapport à la Bourgeoisie de Neuchâtel.

La Bourgeoisie de Neuchâtel en effet avait été la première à recevoir des franchises (1214) et à s'organiser politiquement en république urbaine, elle était cosignataire avec le Prince du traité de combourgeoisie de 1406 avec Berne et c'était généralement en son sein que le Souverain choisissait ses conseillers d'Etat.

Dans ces conditions, la tentation était grande pour les bourgeois de la Ville d'imiter leurs combourgeois de Berne, Fribourg, Soleure et Lucerne et d'instituer une république qu'ils gouverneraient.

L'occasion rêvée se présenta à la fin du XVII siècle quand il devint évident que la Maison d'Orléans-Longueville s'éteindrait à la mort de Madame de Nemours. Il parut alors un libellé intitulé "le Tombeau des prétendants".

Bien heureusement, il y avait à la tête de l'Etat des magistrats qui savaient que les Montagnons ne toléreraient jamais une république gouvernée par la Bourgeoisie de Neuchâtel; ils ressortirent alors le vieux droit de suzeraineté de la Maison de Châlon qui était tombé en désuétude depuis deux siècles et persuadèrent l'héritier de cette Maison qui était le roi d'Angleterre Guillaume III de revendiquer Neuchâtel, ce qu'il fit au Traité de Ryswik en 1697. Lorsque Guillaume III mourut en 1702, ses droits sur Neuchâtel échurent à son cousin germain l'Electeur de Brandebourg, le futur roi de Prusse Frédéric I.

Le Tribunal des Trois Etats, à la mort de Madame de Nemours en 1707 confirma les droits de Frédéric I après avoir pris la précaution de lui faire accepter des Articles généraux et particuliers qui limitaient son rôle à celui d'arbitre entre les Corps de l'Etat: la Vénérable Classe et les quatre Bourgeoisies.

La Bourgeoisie de Valangin qui représentait les Montagnons pouvait ainsi invoquer les quatorze articles particuliers qui la concernait pour contrôler les décrets du Conseil d'Etat signés par le Roi. Si l'un de ces décrets écornait leurs libertés, le Conseil de Bourgeoisie envoyait, sur le champs, une délégation à Berlin, pour rappeler au Roi les engagements pris lors des serments réciproques prêtés à l'occasion de l'inauguration de son règne. A cette occasion le Prince devait jurer devant Dieu et devant le peuple rassemblé, de maintenir les franchises, libertés et constitutions, ensemble les anciennes bonnes coutumes écrites et non écrites, les neufs articles généraux pour tout l'Etat et les quatorze articles particuliers concernant la Bourgeoisie de Valangin.

Ainsi la délégation obtenait régulièrement gain de cause.

L'exemple le mieux connu de ces victoires de la Bourgeoisie de Valangin sur le Conseil d'Etat est l'affaire des vins de Bourgogne:

Trois fois en 130 ans le Conseil d'Etat chercha à taxer les vins de Bourgogne à leur entrée dans le pays pour protéger la production des vins indigènes dont ces Messieurs du Conseil d'Etat tiraient l'essentiel de leurs revenus.

Trois fois le Conseil de Bourgeoisie de Valangin envoya une délégation à Berlin pour qu'en vertu du premier article particulier concernant la Bourgeoisie de Valangin le roi révoque le décret qu'il venait de signer ou tout au moins qu'il en excepte les Bourgeois de Valangin. C'est ainsi que jusqu'à la fin de l'ancien régime les Bourgeois de Valangin purent importer du vin de Bourgogne sans payer de droit.

Ainsi, par l'intermédiaire du Roi, les Bourgeois de Valangin pouvaient contrer le Conseil d'Etat ce qui, à leurs yeux, n'était pas une mince satisfaction et explique leur attachement au régime monarchique.

 

II. La défense des libertés héritées

En se déclarant royalistes les Montagnons voulaient défendre les libertés qu'ils avaient héritées et dont ils étaient très fiers.

Jean-Jacques Rousseau dans sa lettre à d'Alembert ne les avait-il pas pris en exemple ?.

Je me souviens d'avoir vu dans ma jeunesse aux environs de Neuchâtel un spectacle assez agréable et peut être unique sur la terre. Une montagne entière couverte d'habitations dont chacune fait le centre des terres qui en dépendent, en sorte que ces maisons, à distance aussi égales que la fortune des propriétaires, offrent à la fois aux nombreux habitants de cette montagne le recueillement de la retraite et les douceurs de la société. Ces heureux paysans tous à leur aise, francs de taille, d'impôts de subdélégués, de corvées, cultivent, avec tout le soin possible, des biens dont le produit est pour eux et emploient le loisir que cette culture leur laisse à faire mille ouvrages de leurs mains et à mettre à profit le génie inventif que leur donne la nature.[Collection complète des oeuvres de J.J.Rousseau,Neuchâtel 1775 Tome 3 pages 78,79]

Rousseau parle ensuite d'horlogerie et de tous les travaux qu'ils font eux-mêmes pour agrémenter leur vie domestique.

Les Montagnons étaient des hommes libres mais leurs libertés ne se confondaient pas avec la Liberté de la Révolution française. Il ne s'agissait en aucune manière d'agir à sa guise dans un cadre légal, mais de n'obéir qu'aux lois divines et à la coutume héritée des ancêtres, ce qui ne faisaient qu'un à leurs yeux. N'était humiliant à leurs yeux que de dépendre d'autres hommes fussent-ils élus, qui imposaient leur volonté sans tenir compte de leurs avis. L'autorité de l'Etat était tolérée pour autant qu'elle se borne à assurer la paix intérieure par la justice et l'indépendance du pays par les Alliances et les milices. C'est en effet l'Etat qui nommait les présidents des cours de justice (Maires ou Châtelains). Quant aux milices elles étaient organisées et instruites sur place avec des officiers et sous-officiers pris dans la population. Le Conseil d'Etat nommait les inspecteurs des milices qui avaient en général le grade de lieutenant-colonel.

Les Bourgeoisies pouvaient disposer de leurs milices. C'est ainsi que le Conseil de Bourgeoisie de Valangin mobilisa les milices de son ressort le 13 septembre 1831 à la suite du coup de force d'Alphonse Bourquin sur le château de Neuchâtel et récidiva le 29 février 1848 mais dut les renvoyer dans leurs foyers sur ordre du Conseil d'Etat.

Les Montagnons disposaient en plus, d'une grande liberté économique: la terre sur laquelle ils vivaient avait été défrichée par leurs ancêtres; ils en étaient par conséquent les propriétaires.

Mais à l'époque qui nous occupe les Montagnons ne vivaient plus uniquement d'agriculture. Dans l'Etat nominatif des prisonniers royalistes de 1856 sur 443 Montagnons 346 s'annoncent comme horlogers. Tout porte à croire que ces horlogers étaient restés des hommes de la terre et qu'à ce titre ils ne vendaient ni leur temps ni leurs peine mais seulement le produit de leur travail. En effet le développement de l'horlogerie dans les Montagnes avait pris la forme très particulière de l'établissage. Ces horlogers n'étaient pas des salariés; ils vendaient leur production aux établisseurs ce qui explique qu'ils aient réagi comme des paysans politiquement et économiquement libres. Leur opposition aux idées nouvelles, nées de la Révolution française, était dans l'ordre des choses. Cinquante ans plus tôt, lors de l'invasion française d'autres montagnards, pris dans le même dilemne, avaient réagi comme eux, dans le Jura vaudois, au Pays d'Enhaut ou dans les petits cantons de la Suisse primitive.

 

III. L'apparition de l'esprit de parti dans les Montagnes neuchâteloises

La cohésion de la société était considérée chez nous, jusqu'au milieu du XIXe siècle comme un devoir impératif. Des divergences d'opinion ou d'intérêt renaissaient régulièrement mais elles étaient considérées comme des maladies qu'il s'agissait de soigner et de guérir. Le consensus était la règle. [Aux "Audiences générales"comme plus tard,au "Corps législatif lorsqu'une majorité des deux tiers n'était pas obtenue,majorité et minorité rédigeaient un rapport qui était soumis au Roi dans le but qu'il trouve une solution de consensus.]

II était par ailleurs admis que pour faire partie d'une collectivité publique il fallait partager la conception des choses que cette collectivité professait. Or ce n'était plus le cas à La Chaux-de-Fonds où la population avait assez rapidement augmenté et était devenue cosmopolite. Pour les environniers la Révolution était l'oeuvre de la conversion des Chaux-de-Fonniers aux philosophies nouvelles et étrangères qu'ils considéraient comme impies. Il n'était donc pas question de composer avec eux. Il est intéressant de noter qu'Alexis-Marie Piaget, avocat à Neuchâtel était, lui aussi, resté méfiant vis à vis de ce milieu révolutionnaire. Quand il arriva à La Chaux-de-Fonds le premier mars pour prendre en main le gouvernement provisoire il s'empressa de poser ses conditions: Je ne veux avec moi que des gens qui aient tout à perdre et rien à gagner au changement, avec l'installation de la République. [Alexis-Marie Piaget d'après sa correspondance par Aimé Humbert]

II écrivait par ailleurs, au Maire de la Sagne le 18 mars 1848 :

« Les royalistes excitent le lion que nous sommes assez forts pour contenir, parce qu'il a confiance en nous. Quand il l'auront mis en liberté, ils sentiront ses griffes et ses dents et alors il sera trop tard pour regretter le passé. »

A François de Montmollin il déclarait le 26 mars :

Nous sommes en pleine Gironde tâchons de ne pas arriver à la Montagne ce qui est à craindre si vous, les conservateurs, ne nous tendez pas la main. [Journal manuscrit de François de Montmollin aux Archives de l'Etat](10)

Dans les Montagnes l'esprit de parti avait déjà creusé son fossé, ce qui n'était pas encore le cas à Neuchâtel.

 

Du mésusage de la fidélité des Montagnons lors de l'insurection royaliste du 3 septembre 1856

L'insurrection royaliste du 3 septembre 1856 fut l'oeuvre du Cabinet noir. Ces comploteurs voulaient faire une démonstration de force pour prouver aux puissances européennes que le moment était venu de faire pression sur la Suisse pour rétablir les droits du Roi de Prusse sur Neuchâtel.

Pour que cette démonstration réussisse il fallait mobiliser les Montagnons royalistes et pour cela leur donner un chef dans lequel ils aient pleine confiance. Le colonel Frédéric de Pourtalès était le chef tout désigné parce qu'il avait commandé les milices et était estimé de la troupe. Il ne se laissa cependant pas persuader d'emblée parce qu'il n'était pas acquis à l'idée d'une restauration. En jouant sur sa fidélité au Roi le Cabinet noir obtint pourtant son consentement mais à la condition que le Roi lui donne l'ordre d'agir. Or à Berlin la réponse de Frédéric-Guillaume IV fut, pour le moins, ambiguë. Rentré au pays, le colonel de Pourtalès finit par accepter la mission qui lui avait été donnée. Cette insurrection réussit au delà de toute espérance tant le secret avait été bien gardé.

Les Montagnons étaient prêts à donner leur vie pour le Roi et ne se doutaient pas qu'on ne leur demandait qu'une démonstration. Aussi, quand après avoir pris le château et organisé sa défense, le Colonel de Pourtalès fit former les faisceaux et éteindre les mèches des canons devant les commissaires fédéraux, la troupe n'y comprit rien et quand elle fut attaquée par Ami Girard elle cria à la trahison.

La démonstration de force n'avait pas bien réussi à Alphonse Bourquin vingt cinq ans auparavant, elle tourna au désastre pour les Montagnons qui furent faits prisonniers sans avoir pu se défendre et qui, ensuite, refusant de combattre leur Prince furent réfractaires au service de la Confédération et passèrent l'hiver 1856-1857 dans les camps de Morteau et de Pontarlier.

Vraiment il y avait un abîme entre ce qu'avait comploté le Cabinet noir et l'esprit dans lequel avaient marché ces braves Montagnons. C'est donc tardivement et dans les larmes et le sang qu'ils firent leur conversion à la République. Aussi sont-ils devenus les meilleurs Républicains !

Bernard de Montmollin

           

Sources: Lois de la République, Archives de la ville de Neuchâtel, Musée Neuchâtelois, journal manuscrit de François de Montmollin.
Les Montagnons