Discours de Phillippe Bendel à l'occasion de la fête nationale aux Prés
Gentes Merveilleuses, et vous leurs descendants, alliés et tout ce qui peut s'y rapporter;
Sires et dames Gachet, avec vos enfants petits et grands;
Et vous, les Piguet d'Yverdon-les-Bains, forts de votre progéniture galante et réussie;
Les Prés vous accueillent et vous saluent. Ces murs vénérables, mais pas toujours droits, ces toits qui ne coulent presque plus,
ces écuries aux odeurs évocatrices, ces volets fraîchement peints, cette eau qui coule de robinets chromés, chaude à volonté,
ces champs pleins de vie, ces arbres admirables, ce lieu, en un mot, vous souhaite la bienvenue.
Prenez donc le temps d'écouter l'histoire, ouvrez vos oreilles au chant de ces maisons aimées.
La gaine, et ce mot a des accents troublants, la gaine est libérée !
Elle a livré ses secrets, empoussiérés peut-être, mais pleins de sagesse et d'intérêt.
Fermez vos yeux, laissez vos coeurs se souvenir...
Le voyez-vous, parcourant la forêt, ce Rodolphe de Merveilleux, roi amoureux des Prés, lui pour qui la terre était si près du ciel ?
Et Louis Gachet, un ange descendu sur terre, l'ami de tous les enfants, l'âme gruyèrienne du coin, n'est-il pas encore assis sur son banc ?
Et voilà, juste à côté, Grand-Mi, qui voyait les oiseaux chanter et reconnaissait chacun avec ses mains carressantes.
Son ange gardien, tante Meg, veillant sur tout, même si son regard se voilait parfois d'une nostalgie infinie.
Il suffisait d'un rien aussi pour que Madame Gachet apparaisse sur le pas de sa porte, ceinte des fumées odorantes de pains d'anis à jamais célèbres.
Et si elle veillait avec sérieux sur ses poussins, c'est qu'elle savait tout ce qu'une mère peut pour ses enfants.
Rappelez-vous encore: sur le chemin qui fait le tour du paturage, on la devine presque, avec son pas décidé et sa tête dans les étoiles,
cette tante Jacqueline dont les bois répéteront longtemps son nom.
Les Prés, ce sont, avant tout, ces êtres que nous avons aimés.
Ils ont écrit une page d'histoire que les chroniques ne retiendront peut-être pas, mais que nos coeurs chanteront d'une voix fervente.
Chaque brin d'herbe, chaque graine confiée à cette terre difficile mais reconnaissante, chaque feuille de ces arbres,
gages d'une paix que nous voulons imperturbable, évoqueront à jamais des sentiments de respect.
Les anciens s'en sont allés; et même si aujourd'hui nos pensées n'ont aucune peine à les faire revivre, la place est faite aux dauphins.
Le royaume a été divisé, et pourtant il n'en perdra pas, nous a-t-on dit, son unité.
Puissent ces terres ne pas subir le sort de celles de Charlemagne, dont un bon tiers devint germanique !
La vérité veut qu'on admet aujourd'hui deux domaines, délimités par un mur heureusement peu impressionnant,
même si les orties en rendent parfois l'approche périlleuse.
A l'Est, le tsar François et sa tsarine Anne-Florence.
A l'Ouest, deux reines, Made et Colette.
Nous assistons, en somme, à la naissance d'un nouveau rideau, que nous souhaitons en biscuit.
Les historiens relateront un jour qu'un roi, de l'Ouest, préféra partir "en flèche" pour la France, plutôt que d'assister à la modernisation du palais des courants d'air.
Ils relèveront aussi que l'Est préfère le rendement à la descendance, alors que l'Ouest se transforme peu à peu en école maternelle.
Remontons, si vous le voulez, le temps.
Souvenez-vous !
Il y a 32 ans, le 24 avril 1950.
Pas d'électricité, pas d'eau courante, si ce n'est les jours de pluie, mais une tribu juchée sur un char, apportant en pays neuchâtelois un peu du bon air de la Gruyère, qui débarquait.
Et déjà, trônant au sommet du déménagement, François toisait les lieux.
Qui eût cru, ce jour-là, qu'il régnerait une fois sur tant de vaches qu'il faut traire à la main, tant de véhicules avec ou sans bielles, une cuisine avec machine à laver (les principes ne sont-ils pas faits pour évoluer?), et un chemin, pour lui tout seul ?
La chronique consultée nous apprend qu'en 1951 le fond de l'écurie fut refait, et qu'en 1952 c'est celui de la chambre qu'on changea, suivi de près par celui de la cuisine.
Nous en étions donc aux travaux de base, laissant pour plus tard, et pour le ministre genevois des travaux, la consolidation de murs à l'équilibre inquiétant.
A cette époque, le palais de l'Ouest resplendissait de ses feux à gaz et de ses chandelles romantiques.
Il offrait à ses hôtes un confort calviniste, mais sain.
Sept ans plus tard (François avait 13 ans), l'eau fut amenée à l'écurie, écurie qui jusqu'alors n'avait vu que du lait.
Et le 3 novembre 1960, la lumière fut: l'électricité faisait son entrée aux Prés.
Qui eût soupçonné que, 20 ans plus tard, le docteur Frédéric goûterait, grâce à cet apport fondamental, aux joies d'une télévision maudite par laquelle il refuse d'être pollué chez lui ?
Les vaches sur leur plancher, l'eau dans les abreuvoirs, la lumière partout, des murs blanchis, et même des rateliers pour que le bétail mange à son aise:
le palais de l'Est devenait somptueux.
Et à l'Ouest ? rien de nouveau.
Des mouches, encore des mouches, toujours des mouches; une gaine qui se garnissait et une cave qui ne se vidait pas.
1965, grande année !
Le petit Prince était devenu grand;
le renard lui avait enseigné la sagesse.
En ce début d'année, François commença sa formation militaire.
Allait-il, en plus, apprendre l'allemand ou l'art de séduire les suisses-allemandes ?
"Tu seras dragon" ne lui avait pas dit son père, qui savait bien qu'il faudrait loger le cheval quatre mois plus tard !
A l'Est donc, une annexe se construisit, pavillon d'été et jardin d'hiver tout à la fois.
A l'Ouest, on cherchait toujours des bras pour actionner des pompes dispensatrices d'eau bienfaisante.
1968 allait marquer les Prés d'une odeur tenace: la fosse à purin naissait, apportant avec elle son cortège de gracieusetés et de senteurs.
Etait-ce la meilleure protection contre les influences pernicieuses du mois de mai parisien ?
De toute façon, la philosophie des habitants du palais de l'Ouest constituait déjà une barrière infranchissable.
Les années passent.
Une question agace tous les esprits: François prendra-t-il femme ?
La chambre à lait de l'écurie était terminée, la facade ne menaçait plus de s'écrouler dans l'année,
Marie avait trouvé chaussure à don pied, Georges s'était trouvé du côté de l'alliance française, Frédéric faisait ses gammes au Suchiez.
Certes, chacun savait qu'une jeune vétérinaire ne manquait pas de doigté dans la région et que ses soins étaient aussi efficaces sur les animaux que son charme sur notre futur patron.
Bien sûr, elle était vaudoise, mais elle ne redoutait pas de s'établir aux Prés.
On modernisa vite la cuisine, on créa une douche, on repeignit le hall (il n'est plus question de parler de corridor !),
on posa le chauffage central, bref, on prépara le nid pour accueillir l'oiseau rare.
Et vint Anne-Florence!
On croyait avoir tout reçu, on avait oublié les chevaux!
Oscar, Coquette, Gracieuse, Mistral...
Que d'enfants à loger!
On agrandit l'écurie.
Il ne manquait plus que le carosse, qui vint de Suède.
Le palais était désormais dans les communs.
Et la cour même fut pavée.
Jalousie à l'Ouest !
Le mur de biscuit allait-il se durcir ?
La diplomatie entra en jeu.
Dès 1979, les premiers pions de la vente furent avancés.
Mais chacun se gardait sur ses ailes.
Deux cases en avant, une en arrière.
Les fous jouaient un jeu audacieux, contrés par des cavaliers prompts à prendre des chemins détournés.
La partie stagnait, lorsqu'un beau jour de mai 1982, le 7, chemises blanches, cravattes, vestons et robes de dentelles s'approchèrent d'un parchemin solennel pour y apposer le sceau d'un partage régénérant.
Le royaume de l'Est était né.
Celui de l'Ouest n'avait plus qu'à rivaliser.
On ne perdit pas de temps.
Eau courante, chaude !, tapis, radiateurs, fenêtres doubles, volets, salle de bain, tout fut installé séance tenante ou presque.
Et voilà !
Le prince de l'Est et les reines de l'Ouest peuvent aujourd'hui vous accueillir sur leurs terres.
Vous avez compris l'événement puisque vous êtes là.
Ces souverains vous disent merci.
Mais n'en restons pas là.
Essayons de rêver et d'imaginer le futur, même si un proverbe chinois nous avertit que "prophétiser est difficile, surtout lorsqu'il s'agit de l'avenir".
Quand vous reviendrez, dans 32 ans, c'est-à-dire en 2014, que sera devenu ce paradis des Prés ?
François règnera peut-être sur un empire goudronné jusqu'à sa porte.
Son fils ainé conduira une R4 toute neuve.
Une porcherie distillera son gazouilli charmant.
Anne-Florence, enfin chez elle, filera la laine de ses moutons noirs, en surveillant des chiens douillettement installés dans des niches de luxe.
Un garage abritera la Mercedes offerte par les services de l'aide aux paysans de montagne.
Bref, l'empire de l'Est brillera de ses mille feux.
A l'Ouest, rien ne manquera non plus.
Martial cultivera son jardin de légumes.
Nelly se baignera dans une piscine somptueuse alimentée grâce aux sources découvertes par oncle Raymond.
Les robinets seront grippés, le chauffage déficient, le tapis troué, les volets usés par les vents du Jura.
Anne-Françoise et Georges retrouveront alors les odeurs de leur enfance...
Et Jean-Michel rachètera le tout !
Mais cessons de rêver, car, comme le dit Bossuet, "c'est le plus grand déréglement de l'esprit que de croire les choses parce qu'on veut qu'elles soient".
C'est aujourd'hui la fête, pour nous et pour tout le pays.
Tous nous admirons ce que nos aïeux ont fait.
Ils ont créé la paix sur ces quelques hectares, ils ont permis à la joie d'y éclore.
Ils ont voulu que des institutions démocratiques engendrent l'harmonie.
Puissent nos enfants ne pas détruire ce qui a été édifié par eux, avec amour.
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