Un correspondant neuchâtelois de David de Pury:

Jean-Frédéric de Montmollin

 publié dans le Musée Neuchâtelois 1944

Jean-Frédéric de Montmollin, 1740-1812 On ne saurait prétendre que les Neuchâtelois de notre temps sont oublieux du passé. Les nombreux anniversaires célébrés ces dernières années, les commémorations de tout genre auxquelles nous avons été conviés à prendre part, prouvent assez que la génération actuelle, en dépit des soucis de l'heure, sait à l'occasion exprimer sa gratitude envers les hommes éminents qu'elle a pu posséder et rappeler, comme il convient, le souvenir des faits saillants de son histoire.

Il est pourtant un anniversaire qui passa, il y a quatre ans, complètement inaperçu. Sans doute les préoccupations nées de la guerre, et les menaces que celle-ci faisait planer sur notre sécurité nationale, expliquent-elles dans une certaine mesure un oubli qu'on peut juger tout de même regrettable. C'est en effet le 3 septembre de cette année-là - 1940 - que Neuchâtel eût pu commémorer le 150ème anniversaire de l'inauguration de son hôtel de ville. Fait de bien minime importance, pensera-t-on peut-être ? Et pourtant ! N'est-ce pas d'alors, tout autant sans doute que de l'an 1843 qui vit le Seyon détourné de son cours ancien, que l'on peut faire débuter le développement moderne de notre petite cité ? Avant cette date, en effet, Neuchâtel cantonné dans l'enceinte de ses vétustes murailles n'offre, somme toute, au visiteur que l'aspect pittoresque, certes, mais un peu étriqué d'une bourgade médiévale. La prospérité très réelle dont jouit alors sa population grâce à son activité laborieuse, à son intelligente initiative et à sa large autonomie municipale, n'apparaît guère dans l'aspect de ses monuments publics ou privés. Quelques hôtels particuliers, il est vrai, s'élèvent déjà hors les murs, dans ce quartier que l'on commence à nommer le Faubourg, mais cela n'est encore que rare exception. Avec la construction de l'hôtel de ville, tout cela va changer. Sous une impulsion étrangère, l'intervention de David Purry, Neuchâtel en quelques années change d'aspect. C'est d'abord l'hôpital bourgeois qui s'édifie au delà de l'enceinte dès 1779. Deux ans plus tard, la ville entreprend la construction de la route dite de Pierrabot: montant en pente douce par les vignes de la Colombière et de la Cassarde, cette artère établie à grands frais par d'habiles ingénieurs va créer entre le Vignoble neuchâtelois et les Montagnes une liaison utile et bienvenue. En même temps le jardin de la maison de Charité - l'actuel hôtel municipal - se transforme en une place publique qu'ornera, dès 1790, la fort jolie fontaine Louis XVI, oeuvre du sculpteur tessinois Paul-Antoine Pisoni, un des constructeurs de la collégiale Saint-Ours à Soleure. Mais tous ces travaux n'étaient que le prélude à une entreprise plus considérable encore: l'édification d'un nouvel hôtel de ville, objet depuis longtemps des voeux de bien des Neuchâtelois. L'antique "Mazel", comme on appelait alors la maison de ville construite sur le Seyon après le catastrophique débordement de 1579, était notoirement insuffisant. L'exiguïté des locaux, l'incommodité provenant de la boucherie logée sous la voûte, le danger d'incendie auquel le bâtiment du fait de sa situation se trouvait continuellement exposé : voilà les raisons qu'on invoquait en faveur d'une construction nouvelle. Jamais cependant la ville ne se serait lancée dans une entreprise si onéreuse sans une nouvelle intervention du généreux Purry. C'est à lui, chacun le sait, que Neuchâtel doit de posséder aujourd'hui un bâtiment municipal que bien des localités, même plus importantes que la nôtre, sont en droit de lui envier, "un exemple de sobre magnificence", comme le qualifiait récemment encore un historien de chez nous. Ce que l'on sait moins, par contre, ce sont les circonstances de sa construction, en particulier les difficultés souvent fort grandes auxquelles on dut faire face pour la mener à bien. Grâce à la correspondance échangée de 1781 à 1786 par David Purry avec Jean-Frédéric de Montmollin, conseiller d'Etat et maire de Valangin, nous sommes à même de suivre en quelque sorte au jour le jour les péripéties laborieuses de l'entreprise. Ces lettres sont actuellement en la possession des descendants du maire de Valangin [Archives Montmollin (déposées aux Archives (le l'Etat), dossier 205/2. Nous saisissons cette occasion pour exprimer à M. Roger de Montmollin, qui nous a donné accès à ces précieux documents, notre vive gratitude.].

Mais qui fut ce Jean-Frédéric de Montmollin ? Arrière-petit-fils du célèbre chancelier, il naquit à Neuchâtel en 1740. Son père, Georges de Montmollin, maire de Valangin lui aussi, était un contemporain et un ami d'enfance de David Purry. Les relations de ce dernier avec la famille Montmollin remontaient d'ailleurs plus haut encore. De certaines allusions contenues dans ses lettres à Jean-Frédéric, on peut conclure que le père de Georges, Jean-Henri de Montmollin, fils du chancelier, procura à Purry, alors au début de sa carrière, des appuis appréciables qui lui permirent de surmonter de graves difficultés pécuniaires. On sait en effet que Jean-Pierre Purry, père de David, esprit aventureux, était mort en Amérique, dans cette colonie de Purrysburgh qu'il avait fondée, laissant à Neuchâtel sa famille dans un état voisin de la gêne. Ses enfants, David en particulier, furent élevés et mis en état d'embrasser une carrière grâce aux subsides généreux de quelques Neuchâtelois, dont probablement Jean-Henri de Montmollin. C'est une des raisons pour lesquelles nous verrons David Purry témoigner dans les dernières années de sa vie des sentiments (le paternelle bienveillance au petit-fils de son bienfaiteur. Très tôt, semble-t-il, Jean-Frédéric s'était voué lui-même à la carrière commerciale. Après un apprentissage de quatre ans à Bâle, où nous le trouvons au nombre des catéchumènes de l'Eglise française, il revient en 1760 au pays. Cette année-là, il assiste en qualité de parrain au baptême d'une soeur de Jean-Paul Marat, le futur ami du peuple. Ce rapprochement revêt un sens de lugubre ironie quand on sait que l'enseigne Georges de Montmollin, victime le 10 août 1792 de la furie révolutionnaire, était le propre fils de Jean-Frédéric. Mais en 1760 on était loin encore de la période de troubles politiques et économiques qui marqueront la fin du siècle. Sous la domination paternelle et lointaine du Grand Frédéric, la principauté coulait des jours prospères. L'industrie des toiles peintes, introduite dans le pays quelque trente années auparavant par Jacques Deluze, prenait à cette époque une fructueuse extension. Jean-Frédéric de Montmollin et son frère Abram fondaient alors une société pour la fabrication des indiennes, et en 1766 établissaient eux-mêmes une fabrique au bord du Seyon, dans le domaine familial de la Borcarderie. Deux ans plus tard, Jean-Frédéric épouse Marianne Deluze, fille de son nouvel associé, le banneret Jean-Jacques Deluze; il devient ainsi le beau-frère de Jacques-Louis de Pourtalès, le grand commerçant de l'époque. Mais la conduite de ses affaires, si étendues soient-elles, n'absorbe pas toute son activité. En 1777 il succède à son père à la charge de maire de Valangin, et l'année suivante est nommé conseiller d'Etat. Sa vive intelligence et son sens politique attirent bientôt sur lui l'attention du gouverneur Béville, dont il deviendra le confident et avec lequel il entretiendra, pendant les séjours du gouverneur en Allemagne, une correspondance du plus haut intérêt. Dès 1781, il est en relations épistolaires avec David Purry. Non content de renseigner ce dernier sur la construction de l'hôtel de ville, il se charge également de distribuer sous le couvert de l'anonymat les sommes importantes qui lui sont envoyées de Lisbonne pour les bourgeois nécessiteux, puis en rend compte soigneusement à Purry. Avant de revenir à cette correspondance, terminons brièvement notre esquisse biographique. Les entreprises industrielles de Jean-Frédéric de Montmollin, un temps semble-t-il assez prospères, périclitent à l'aurore de la Révolution française, et en 1793 la société Deluze, Montmollin est dissoute. Dès ce moment il se consacre entièrement à ses charges publiques et à la gestion de ses biens. En 1806 il préside le Conseil d'Etat et fonctionne en même temps comme juge au tribunal des Trois-Etats. Il meurt en 1812, laissant un fils, Frédéric-Auguste, qui jouera dans la période suivante un rôle assez en vue comme secrétaire du Conseil d'Etat. Voilà pour les faits extérieurs de l'existence calme et équilibrée, mais somme toute assez peu marquante, de ce magistrat d'ancien régime. Quant au caractère du personnage, nous ne citerons que cette appréciation, assez élogieuse d'ailleurs, d'un contemporain: "Il avait beaucoup de grâce extérieure et une forme digne et aimable."

La lecture des lettres qu'il adressait à son correspondant de Lisbonne confirme pleinement ce jugement. D'une parfaite courtoisie de ton, elles portent la marque d'un esprit réellement distingué servi par une intelligence lucide. L'écriture de ces cinquante-neuf lettres, serrée et régulière, trahit à première vue l'homme méthodique, presque scrupuleux. Nous possédons d'ailleurs les doubles de ces lettres, car Montmollin prenait la peine de recopier chacune de ses missives dans un registre spécial auquel il se référait pour résumer à son correspondant le contenu de son précédent message. Après la mort de Purry et sur la demande expresse de Montmollin, elles firent retour à ce dernier qui ne désirait pas, vu le caractère personnel de plusieurs d'entre elles, les voir se répandre dans le public. Dès la fin de l'année 1781, Georges de Montmollin, père de Jean-Frédéric, avait suggéré à Purry l'idée de se servir du canal de son fils pour faire parvenir à la ville les dons que son généreux ami songeait à consacrer à la prospérité de la bourgeoisie et à l'assistance des indigents. Purry entre aussitôt dans ces vues, et s'exprime en retour dans les termes que voici:

(30 octobre 1781. ) Monsieur. Profitant de vos agréables offres, très persuadé que personne n'est plus en état que vous de seconder efficacement mes vues de bienfaisance pour notre bonne ville de Neuchâtel, mais surtout dans la pensée que cela fera aussy du plaisir à mon très cher amy Monsieur votre digne père, je me détermine à vous prier comme je le fais par la présente qu'aussy tôt qu'elle vous sera parvenue, vous voulliez bien, sans me nommer, ni m'indiquer en aucune façon, offrir ou faire offrir de la manière que vous jugerez être la plus décente et la plus acceptable, aux Messieurs de Votre Magistrature représentant la Ville et Bourgeoisie de notre bonne Ville de Neuchâtel, la somme de quarante mille Livres de France, de la part de l'un de vos bourgeois anonime et zêlé pour le bien de sa patrie, pour être employées durant le cours de l'année prochaine qui va bientôt commencer, soit en édifices à l'ornement de la dite Ville ou en autres ouvrages publics pour l'utilité ou pour l'agrément de ses bourgeois et habitants, selon que les dits Messieurs vos magistrats trouveront être le plus convenable et à propos, sans placer aucune portion de cette somme à intérêt, laquelle vous leur fournirez à mesure qu'elle deviendra nécessaire, ou même le tout en une seule fois, si cela leur fut plus avantageux [Cette lettre a été publiée déjà dans l'ouvrage anonyme intitulé : Notice sur la vie de Mr le baron David de Pury, suivie de son testament et d'un extrait de sa correspondance particulière. Neuchâtel, imprimerie de C.-H. Wolfrath, 1826, p. 91.]...

La réponse de Montmollin est naturellement affirmative :

J'accepte avec autant de plaisir que d'empressement (écrit-il le 27 novembre 1781) la vocation que vous m'adressés dans la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 30 octobre; il ne peut que m'être très flatteur de devenir l'organe de votre bienfaisance patriotique et je ne negligeray surement rien pour justifier la confiance que vous me témoignés...

Il annonce ensuite qu'il a l'intention de se rendre à la prochaine assemblée des Quatre-Ministraux pour leur faire l'agréable commission dont il est chargé. Cependant une des conditions mises par Purry à l'octroi de ses libéralités lui paraît d'une réalisation difficile:

(Même date.) ... Ce que je ne puis pas vous promettre, Monsieur, c'est l'incognito; je m'attends à voir votre nom répéter et passer de bouche en bouche; on reconnaîtra à ce nouveau bienfait l'autheur de tant de bienfaits précédents et il m'en couttera de ne pas pouvoir mêler mes acclamations à l'acclamation publique.

On sent que Montmollin souhaiterait à part lui la levée de cet incognito gênant et au surplus parfaitement illusoire. La volonté de Purry cependant était formelle et jusqu'à sa mort on dut s'en tenir à la fiction du "généreux anonyme"

La destination des 40 000 livres n'étant pas fixée par le donateur, le Conseil général de la ville avait toute latitude pour investir cette somme dans l'entreprise qui paraîtrait la plus utile à la communauté. Mais là, précisément, était la difficulté, car plusieurs projets avaient aussitôt surgi, et aucun ne paraissait devoir recueillir l'unanimité des suffrages. Aussi Montmollin aurait-il préféré recevoir de Lisbonne des directives précises.

(27 novembre 1781.) Si l'on connaissait quelqu'objet d'utilité publique qui pût mieux qu'un autre rencontrer votre approbation, on le choisiroit sans doute de préférence. Ces Messieurs ont eu l'attention de me consulter à cet égard, mais n'ayant de votre part qu'une direction générale, j'ay cru devoir leur répondre que je pensois que I'aplication de ces 40 m. Livres étoit abandonnée à la sagesse et prudence du Conseil, bien persuadé qu'elle le seroit à ce qu'il peut y avoir de plus utile à entreprendre pour l'avantage et l'agrément de notre chère Bourgeoisie. Lorsqu'il y aura un résolution prise j'en seray de suitte informé et je ne négligeray point Monsieur de vous en instruire...

Parmi les projets qu'on agitait alors, celui du percement d'une tranchée menant directement au lac le trop-plein du Seyon à l'époque de ses crues sembla jouir au début de la faveur la plus grande. On était encore à cette époque sous la pénible impression produite par les inondations des mois de septembre et novembre 1750, dont les ravages, décrits l'an dernier par M. Thévenaz dans l'ouvrage intitulé : Neuchâtel et le Seyon (p. 108 et suiv.), avaient pris l'ampleur d'une calamité publique. Une nouvelle alerte à la fin de 1781 avait persuadé chacun de l'urgence des mesures à prendre.

(13 décembre 1781.) ... Il n'a été pris, Monsieur, jusqu'à présent aucune résolution pour l'employ de cette somme, mais il y a toute apparence qu'elle sera appliquée à faire une tranchée ou trouée pour donner au Seyon dans les grandes eaux un second lit au moyen duquel le bas de notre ville pourra être à l'abry des frayeurs et des anxiétés que les dernières inondations arrivées il y a quelques semaines avoient occasionnées. C'est le voeu de la multitude; on a nommé de la part de notre Magistrat une Commission pour travailler ce projet en consultant des experts sur tout ce qui peut y avoir raport en sorte, Monsieur, que rien ne pourra être déterminé avant une couple de mois; peut-être même cela ira-t-il plus loin parce qu'on ne veut rien entreprendre à la légère. Ce que j'ay ouï dire de ce projet me persuade que cette tranchée ou trouée prendra sa naissance au Prébarreau au-dessus de l'Ecluse et que son embouchure tombera dans les environs de l'Evole; ce nouveau lit recevra donc les grandes pluyes ou dans la fonte subite des neiges l'exubérence de ce que peut contenir le lit actuel de ce torrent, et il y a apparence qu'on préviendra par là les accidens qu'il pourroit aisément occasionner...

La tranchée du Seyon cependant ne comptait pas que des partisans et certains, dont Montmollin lui-même, estimaient qu'il serait bien préférable de consacrer le don Purry à construire un édifice public plutôt que de se lancer dans une entreprise apparemment assez aléatoire. Fort habilement, et sans avoir l'air d'exercer aucune pression sur son correspondant, Montmollin suggère donc à ce dernier que le projet d'un nouvel hôtel de ville gagne du terrain, et qu'on n'attend qu'un mot du généreux anonyme pour prendre une décision dans ce sens. Insinuée sous une forme aussi discrète et aussi flatteuse, l'idée ne manqua pas de plaire à Purry. Dans sa réponse datée du 15 janvier 1782, il s'en exprimait même à Montmollin en des termes qui durent remplir d'aise son correspondant : Sa lettre ne laissait aucun doute quant à l'appui financier indispensable à la réussite de l'entreprise.

(15 janvier 1782.) ... Vrayment rien n'orneroit mieux votre Capitale de la Principauté, qu'un bel hôtel de ville, dans le plus beau quartier, d'une architecture de goût, bien exposée, qui fît honneur et plaisir, mais il faudrait pour cela une continuation de secours et des ressources dont je crois que l'on pourroit raisonnablement se flatter...

Or un plan de construction existait bel et bien. Trois ans auparavant, sur l'ordre des autorités, il avait été esquissé dans ses lignes générales. Le bâtiment devait occuper l'espace compris entre les portes de l'Hôpital et de Saint-Maurice, face ainsi à l'hôpital alors en construction. Faire reprendre ce plan, abandonné alors comme difficilement réalisable, tel était le désir de Montmollin. Mais il fallait pour cela obtenir de Purry une intervention catégorique, seule capable d'emporter la conviction du Conseil général. Plusieurs des membres de ce corps, propriétaires de maisons sur les berges du Seyon, restaient fidèles au projet de la tranchée et déclaraient qu'ils ne se rallieraient à celui de l'hôtel de ville que si tel était le voeu formellement exprimé du généreux bienfaiteur.

(22 juin 1782.) Vous m'avez authorisé, Monsieur, à communiquer comme de moy même et sans vous nommer, l'insinuation de vos dispositions favorables quant à la bâtisse d'un Hôtel de Ville, et je me suis ouvert pour cela à une couple des principaux chefs de notre Magistrature; il n'en faut pas d'avantage pour faire circuler où il convient et avec ménagement un avis aussi intéressant: ces Messieurs m'ont parlé avec franchise, ils sentent la convenance, l'utilité d'un pareil établissement, et il n'est pas douteux qu'une saine partie du Conseil et du public le désire aussi ardamment, non seulement comme un monument qui embelliroit notre Capitale mais surtout par les avantages de sureté et d'utilité qu'il réuniroit pour le Public et pour le particulier; l'exécution d'un pareil projet ne seroit donc probablement pas différée, si d'un autre côté une bonne partie des membres du Conseil dont les maisons ou celles de leurs parens et amys bordent le Seyon, encore allarmés des dangers qu'ils croyent avoir courru dans les dernières inondations, ne paroissoient pas porter toutes leurs vuës d'entreprises publiques à prévenir de nouvelles allarmes en parant aux ravages qu'ils redouttent de ce torrent.

Une fois encore Purry fit parvenir à Neuchâtel la déclaration qu'on attendait de lui. Dès lors les choses ne traînèrent pas, et le 17 décembre 1782 Montmollin pouvait annoncer à Purry que les Conseils de ville s'étaient rangés définitivement à l'avis de leur bienfaiteur : l'hôtel de ville serait donc construit !

(17 décembre 1782.) Les insinuations que vous m'avez permis de donner à quelques membres de notre magistrature touchant la construction d'un nouvel Hôtel de Ville ont opéré un effet plus prompt que je n'osais l'espérer d'après la lenteur assez ordinairement attachée aux Corps nombreux. Messieurs les Quatre Ministraux s'en sont sérieusement occupés et après s'être confirmés de plus fort dans le sentiment où ils étaient déjà de l'utilité d'un pareil établissement, ils ont porté hier la proposition dans l'assemblée du Petit et du Grand Conseil réuni, à qui seul appartient le pouvoir d'authoriser des entreprises nouvelles... On a donc fait uzage mais avec réserve des insinuations qui avoient été faittes cy devant, que la construction d'un nouvel Hôtel de Ville pourroit être agréable aux vues bienfaisantes du généreux Compatriotte anonyme, et il n'en a pas fallu d'avantage pour faire passer cette proposition par acclamation unanime...

Restait l'exécution. Dès le début on se rendit compte à Neuchâtel qu'il n'était pas possible de s'adresser à un architecte du pays pour réaliser l'oeuvre grandiose que l'on projetait. Tout au plus pourrait-on confier le travail matériel de la construction à des entrepreneurs neuchâtelois exécutant les plans fournis par un architecte choisi à l'étranger parmi les plus qualifiés. On pensa d'abord trouver celui-ci à Rome, et Montmollin fut chargé de correspondre dans ce sens avec son ami Jean-Pierre de Chambrier alors en séjour dans la Ville éternelle. Des plans de façades furent effectivement dressés, soumis à l'examen de la Commission des bâtiments, puis à l'approbation de Purry à qui Montmollin les fit parvenir. Ils ne plurent que médiocrement. Purry les trouva étriqués, et de plus éleva quelques objections quant à la situation de l'édifice.

(8 avril 1783.)... par la dernière [lettre], vous avez l'attention et la bonté de me remettre des plans du susdit Hôtel de Ville et du quartier proposé: ce qui me rappelle un agréable souvenir du lieu de ma naissance. Mais, je ne puis vous dissimuler que je ressents que vous soyez si fort resserrés, qu'il n'y ait pas de meilleur endroit, plus vaste, où l'on puisse élever cet Edifice, qui ne doit point être analogue à celui, si près, de l'hôpital, mais d'une construction plus élégante et d'une helle avenue qui donne du relief, fasse honneur et plaisir. Ne pouroit-on pas bâtir cet Hôtel là où se trouve la Porte de Ville de la Ruë de l'Hôpital, précisément dans son milieu, en y pratiquant le Portail d'une voûte large et spacieuse orné d'une belle Tour avec son horloge? Ne pouroit-on pas aussy élargir cette nouvelle Rue projettée? trop étroite, puisqu'il est question de faire quelque chose de noble et de grand. Je sais qu'il en coûteroit beaucoup plus, mais il faut espérer que les fonds ne manqueront pas...

Afin qu'aucun obstacle d'ordre financier ne vînt entraver la construction, il annonçait en même temps l'octroi à la ville d'un nouveau don de 100 000 livres de France. Les objections invoquées par Purry, en même temps qu'elles marquaient son intérêt à l'entreprise, prouvaient que son auteur ne possédait plus qu'une notion assez vague de l'aspect des lieux. Son dernier voyage à Neuchâtel datant de 1755, il ne pouvait évidemment se rendre compte que son projet de fonder l'hôtel de ville à cheval sur la rue de l'Hôpital, sans tenir compte de la déclivité des Terreaux, n'était pas réalisable. Voici en quels termes pleins de tact Montmollin s'exprime pour expliquer à Purry son erreur :

(6 mai 1783.)... Quant à l'emplacement de cet Edifice qui vous auroit paru plus convenable, là où se trouve la Porte de l'Hôpital, j'ay lieu de présumer Monsieur que depuis le nombre d'années que notre ville a eu le bonheur de vous posséder, l'idée du local ne sera pas demeurée bien présente à votre souvenir; mais il ne sera peut-être pas difficile de rappeller à votre mémoire qu'en sortant de la ville, on trouve immédiatement à gauche de cette porte la montée des Terreaux, de manière que l'aile gauche de ce Bâtiment seroit sur une pente rapide et l'aile droite sur un sol uni. Indépendamment de cet inconvénient, il en existe un autre plus difficile à surmonter, c'est qu'il faudroit démolir et razer un des Greniers de la Ville attenant à la ditte Porte; néanmoins en s'occupera de cette idée, mais il est de fait, Monsieur, de l'aveu de tout le Public, que l'emplacement projetté sera dans le quartier de notre Ville qui deviendra par là le plus beau, le plus gay et le plus ouvert...

En attendant que la question de l'architecte, toujours pendante, eût trouvé une solution, la ville procédait au cours de l'été 1783 à la démolition de tout un quartier pour faire place nette au futur édifice, et en dégager les abords.. On goûtera la description pittoresque des lieux faite ici par Montmollin:

(26 juin 1783.) ... On travaille à force au démolissage des anciennes masures qui couvrent ce terrein: la Porte de Saint Maurice est rasée, celle de l'Hôpital est à peu près enlevée, et les vieilles maisons qui consistoient dans l'ancien Hôpital, une ancienne petite Eglize, les logeniens du Ministre allemand et de l'hôpitalier sont déjà débarrassés de leurs toits et couvertures; en un mot toute la place sera rendue libre et dégagée pour le 10 aoust, et pour s'en assurer l'ouvrage a été remis à des entrepreneurs qui seront soumis à une peine en cas de non exécution de leurs engagemens. On se réjouit beaucoup de voir ces vieux nids à rats abattus; les voisins seuls en souffriront un peu et ils ont pris la précaution de se pourvoir d'un bon nombre de chats pour n'être pas trop molestés par ces petits animaux qui sont très redoutables... Avec la disparition du vieil hôpital fondé au XIVme siècle par le comte Louis, c'est toute une page de l'histoire urbaine qui se tournait. Les contemporains en eurent-ils conscience ? Rien, en tout cas, dans les lettres de Montmollin n'exprime le plus petit regret à l'égard de ces vieux édifices impitoyablement rasés. Même indifférence pour les portes de la ville dont la Mairie de Samuel de Chambrier donne une image qui nous paraît aujourd'hui si pittoresque. Mais sans doute Montmollin avait-il raison de ne pas s'abandonner à de stériles regrets. L'attachement sentimental aux choses du passé n'appartient pas à son temps. Il s'agissait alors de faire neuf, et de le bien faire. La maison qu'avait habitée Pierre-Alexandre DuPeyrou, avant la construction de son luxueux hôtel du Faubourg, s'élevait à la rue de l'Hôpital à l'ouest des bâtiments condamnés. L'hôtel de ville devant s'entourer de places assez aérées, il fut décidé, sur le conseil de Montmollin, d'acquérir cette maison pour la démolir également. Pour une raison qu'on ignore, l'édifice subsista une année encore, de sorte que la ville put y héberger, au cours de l'été 1784, le prince Henri de Prusse lors de son court passage à Neuchâtel.

(29 juillet 1784.) ... Nous avons eu l'honneur de posséder pendant près de deux jours S. A. Royale, Monseigneur le Prince Henry de Prusse, digne frère du Grand Frédéric qui voyage incognito sous le nom de Comte d'OEltz; son affabilité, sa bonté et sa politesse luy ont gagné tous les coeurs; la seule auberge que nous avons à Neufchâtel étant peu propre à recevoir un aussi grand Prince, le Magistrat fit poser une enseigne à la Maison du Peyrou qui heureusement n'étoit encore ni démeublée ni démolie. C'est encore à Vous, Monsieur, qu'on a l'obligation d'avoir pu le loger, si ce n'est d'une manière conforme à son rang, au moins d'une manière honnête et décente [Cet épisode, on s'en souvient peut-être, a été narré en son temps par Philippe Godet au tome premier de Neuchâtel pittoresque, p. 34. Seulement, dans cet ouvrage, la maison DuPeyrou est identifiée par erreur avec l'immeuble n° 20 de la rue du Coq-d'Inde. La chose s'explique quand on sait qu'un des entrepreneurs de l'hôtel de ville, Jonas-Louis Beymond, utilisa en 1785 les matériaux de démolition de la maison DuPeyrou pour se construire une demeure au Coq-d'Inde, la maison Bonhôte précisément. Cette dernière reprit donc le nom de DuPeyrou, bien que seules les pierres dont elle était faite provinssent de la maison qu'avait illustrée le richissime hollandais; c'est, du reste, sous cette appellation qu'elle est encore connue aujourd'hui.]...

Les travaux préparatoires étant enfin terminés, on put procéder, dans l'été 1784, à la pose de la première pierre. Le 3 juillet 1784 - il y a cette année 160 ans - une cérémonie qu'on s'efforça d'empreindre de quelque solennité consacra la naissance du futur édifice. Sous la présidence du maître bourgeois en chef de cette année-là, Jacques-Samuel Wavre, la magistrature assemblée fit sceller dans la pierre d'angle une plaque de cuivre contenant le nom du donateur, la date de la cérémonie et la liste des magistrats en charge. Une autre plaque portait le nom du souverain régnant avec l'énumération complète de ses nombreux titres. Une mention était réservée également aux entrepreneurs, les frères Abram-Henry et Jonas-Louis Reymond, de Boveresse. C'est aux frères Reymond qu'on devait déjà la construction du nouvel hôpital, presque achevé alors. Quelques années plus tôt, ils avaient mené à bien également la bâtisse du joli hôtel de ville Louis XV qui orne si agréablement la place Pestalozzi d'Yverdon. Forts de ces réussites, les Reymond auraient désiré évidemment se voir confier l'entière responsabilité du nouvel hôtel de ville, mais le magistrat, assuré d'ailleurs, par l'intermédiaire de Montmollin, de la pleine approbation de Purry, s'était engagé, nous l'avons dit, à faire appel pour les plans de façades et l'aménagement intérieur à un architecte étranger. Après de nombreuses tentatives peu concluantes, celui-ci, à la fin de l'année 1783, était enfin trouvé. Pierre-Adrien Paris, sur qui s'était arrêté le choix de la Commission des bâtiments, n'était certes pas le premier venu. Grand-Prix de Rome, dessinateur du Cabinet du roi, membre de l'Académie d'architecture, Paris jouissait en outre de la confiance particulière de Louis XVI qui, dit-on, avait daigné choisir lui-même l'appartement que l'architecte occupait à Versailles, où il lui rendait de fréquentes visites. La faveur royale dont il jouissait avait ainsi donné à Paris une sorte de consécration officielle et une autorité incontestée en matière de bâtiments. Une autre circonstance probablement lui avait valu à Neuchâtel la préférence sur ses collègues parisiens. Le père de l'architecte, ingénieur du prince-évêque de Bâle, avait été consulté par la ville en 1781 pour choisir l'itinéraire que devait emprunter la future route de Pierrabot. Les vues de l'ingénieur Paris avaient été adoptées, et chacun s'en était déclaré satisfait. Dès la fin de l'année 1783, donc, Pierre-Adrien Paris a promis son concours à la ville de Neuchâtel et s'est mis aussitôt au travail. Chose curieuse, il ne fut pas question, au début du moins, d'un voyage de l'architecte dans la principauté. L'illustre Paris se jugeait-il assez bon praticien pour concevoir de son cabinet versaillais l'hôtel de ville que les lointains Neuchâtelois lui réclamaient ? Il est probable en effet que l'architecte n'aurait pas demandé mieux que de s'éviter les fatigues d'un voyage à Neuchâtel, en pleine saison d'hiver surtout. Certains esprits cependant commençaient à trouver étrange que Paris semblât négliger complètement de s'enquérir sur place des conditions locales de la construction et du cadre avec lequel devait s'harmoniser l'hôtel de ville. Montmollin lui-même déplorait le peu d'autorité dont faisait preuve la Commission des bâtiments à l'égard de l'architecte qu'elle s'était choisi. Se sentant responsable vis-à-vis de Purry de la bonne marche des choses, sûr d'ailleurs d'être entendu s'il s'exprimait au nom du bienfaiteur de Lisbonne, il envoya le 20 décembre 1783 une lettre au Conseil général, réclamant dans les termes les plus nets qu'on fît venir immédiatement à Neuchâtel l'architecte Paris. Dès le début de l'année suivante c'était chose faite.

(15 janvier 1784.)... L'architecte depuis si longtems attendu est arrivé le 3 de ce mois; j'espère que pour la beauté, la solidité et la distribution de l'Hôtel de Ville, on n'aura qu'à se féliciter d'avoir appelé un artiste habile et expérimenté; il a composé un nouveau plan d'intérieur et des plans de façades qui ont fixé toutes les irrésolutions; le Conseil Général les a adoptés dans son assemblée de lundy dernier convoquée pour cet objet par devoir, et j'aurois pu vous envoyer déjà dans huit jours les relevés de ces plans, si cet architecte n'étoit pas rappellé à Paris par des entreprises qui l'empêchent de prolonger son séjour à Neufchâtel; il partira demain...

Deux semaines à Neuchâtel, c'était peu, et l'on pouvait se demander si l'adoption des plans de Paris ne s'était pas faite avec quelque hâte. Montmollin pour son compte aurait préféré qu'on en référât à Lisbonne avant de prendre une décision définitive, quant aux plans de façades tout au moins. Cette suggestion présentée au Conseil par l'intermédiaire du banneret Boyve ne put obtenir cette fois-ci l'adhésion de l'assemblée:

Malgré son inclination à déférer à tout ce qui peut être agréable à Monsieur le Maire de Valangin, disait le protocole de la séance (12 janvier 1784), [le Conseil] a trouvé qu'un renvoi pouvant entraîner des inconvénients et causer des retards que le généreux bienfaiteur pourroit désapprouver, l'on ne peut pas adhérer à cette insinuation, mais... en toute autre occasion le Conseil se fera un plaisir de donner à Monsieur le Maire de Valangin des témoignages de ses égards et de sa considération...

D'où venait donc l'opposition, ou en tout cas les réserves, que Montmollin manifestait à l'égard des plans de l'architecte français ? Une lettre qu'il écrivit deux ans plus tard aux Quatre-Ministraux en réponse à des imputations assez malveillantes de Paris à son égard, va nous l'apprendre:

(16 juin 1786.) ... Une seule fois pendant le séjour de Mr. Paris à Neuchâtel j'ay assisté en Commission. C'étoit, si je ne me trompe, le jour même de son arrivée; quoique très ignorant en architecture, je compris cependant que le plan par luy présenté occasionneroit une dépense excessive s'il étoit adopté.; je pris donc la liberté de proposer que Mr. Paris fût chargé de travailler un autre plan de façade plus analogue aux circonstances de notre petite ville; voilà sans doutte la mauvaise volonté dont il se plaint, comme si tout le monde devoit avoir la pusillanime faiblesse de caresser les idées d'un artiste, lors même qu'il les croit contraires au bien public. Quoiqu'il en soit, ma réquisition appuyée par une couple de commissaires ne le fut pas du tout par les membres de la magistrature à ce présents qui auroient eu vocation pour l'exiger... Si je rappelle cette circonstance c'est parce que je vois tous les jours avec plus de regrets combien d'argent on sacrifie à un genre d'architecture qui est beau pour un Grand Théâtre, mais qui me paraît presque ridicule dans une petite ville de Suisse [Dans une lettre à Purry, datée du 26 septembre l784, Montmollin s'exprimait déjà d'une façon tout aussi catégorique: "... souvent je me suis reproché l'adoption du plan de Mr Paris...; j'ay eu l'honneur de vous le dire, dans le tems on fut pressé par le peu de momens que cet architecte pouvoit donner à nôtre Ville et par le dezir de voir sans plus de retards continuer les fondations de cet édifice..."]...

La situation de Montmollin, on le conçoit, devenait assez délicate. Mis en minorité à la Commission des bâtiments, il se trouvait devant l'obligation presque paradoxale de financer une entreprise dont il désapprouvait l'exécution. Un autre eût sans doute jeté le manche après la cognée et fait comprendre à Purry qu'il devenait nécessaire de choisir pour ses relations avec la bourgeoisie de Neuchâtel un intermédiaire plus souple que lui, Montmollin, ne pourrait l'être. Mais adopter cette attitude aurait été faire preuve d'une susceptibilité bien étrangère à son caractère. Engagé comme il l'était vis-à-vis de Purry, dont il partageait toute la confiance, Montmollin était résolu, au contraire, à veiller mieux que jamais au bon emploi des sommes que, sur l'ordre du bienfaiteur, il mettait toujours à nouveau à la disposition de la bourgeoisie. Cependant à mesure que progressait l'entreprise, il devenait nécessaire de préciser mieux les responsabilités de chacun. Simple membre de la Commission des bâtiments, Montmollin n'avait en principe pas plus d'autorité que l'un quelconque des commissaires. Chaque fois qu'il désirait faire prévaloir un avis, il était donc obligé de s'en référer aux intentions du généreux bienfaiteur, dont il était le dépositaire. Cela, bien entendu, n'allait pas sans quelques inconvénients. Il fallut, au mois de décembre 1784, qu'une question plus délicate que les autres, celle des voûtes du péristyle, vînt indiquer la solution la plus favorable à l'avancement des travaux: la formation sous la présidence de Montmollin d'une Commission de l'hôtel de ville aux décisions pratiquement sans appel. Voici en quels termes la chose était rapportée à Purry :

(26 décembre 1784.) ... Les réflexions que vous faittes, Monsieur, au sujet de l'augmentation suputée pour la maçonnerie de notre Hôtel de Ville sont une nouvelle preuve du tendre intérêt que vous ne cessés de prendre à la prospérité de notre Bourgeoisie; j'en ay fait récemment uzage à la suitte d'une résolution, prise en mon absence par la Commission des Bâtimens et ratifiée dès lors par le Conseil Général: les détails de cette affaire m'entraîneroient dans des longueurs qui pourroient vous paraître ennuyeuses; je me contenteray donc de vous dire, Monsieur, que d'après des plans de détails reçus de Mr. Paris, il s'agissoit d'établir des voûtes plattes au dessus de la galerie au rez de chaussée de ce bâtiment; nouveau genre de construction introduit depuis peu de tems à Paris, plus coutteux et beaucoup moins solide que les voûtes fortes ou ceintrées, et qui par ces deux raisons me paraissoient devoir être écartées d'un bâtiment tel que celuy cy. Je me crus obligé, dès que j'en eu connaissance, par une suitte des devoirs que m'impose la confiance dont vous m'honnorés, de prévenir l'effet de cette résolution par une représentation très longue et très circonstanciée que j'envoyay il y a quinze jours à Mr. le Maître Bourgeois en Chef, en le requerrant de la mettre sous les yeux de Messrs les Quatre Ministraux et du Conseil Général: vous pourrez, Monsieur, juger par l'arrêt qui a été rendu que ma lettre a été efficace,... indépendamment de l'adoption de mes idées relativement à ces vouttes, le Conseil me prie encore de me charger avec quelques personnes à mon choix de tout ce qu'il y a à régler et déterminer pour l'intérieur de cet édifice jusqu'à ce qu'il soit entièrement fini; cette partie est très intéressante; elle comporte une multitude de détails qui, traittés sistématiquement et avec ordre, peuvent procurer une diminution sensible dans les dépenses: Cependant, et quoique cette vocation soit très flatteuse en elle même, puisque la confiance du Conseil semble justifier celle dont vous me favorisés, je ne me dissimule point les petits désagrémens qui pourront y être attachés [En fait, les modifications apportées sous l'influence de Montmollin (et des frères Reymond) aux plans de l'architecte Paris causèrent un vif dépit à ce dernier, qui jugea son oeuvre irrémédiablement compromise et refusa désormais de s'y intéresser. L'exposé de ses griefs a parti dans le Musée neuchâtelois, 1929, p. 142.]

L'introduction du Catalogue de la Bibliothèque de M. Paris, architecte et dessinateur de la Chambre du Roi, chevalier de son ordre; suivi de la description de son Cabinet (Besançon, 1821) contient ce passage (p. 11): "A la prière des Magistrats de Neuchâtel, M. Paris promit de leur envoyer les plans d'un hôtel-de-ville et il s'occupa sur-le-champ d'un travail qui devait ajouter encore à sa réputation. Mais les changements qu'un ouvrier inhabile (il s'agit des entrepreneurs Reymond) se permit de faire dans les distributions et jusque dans la façade de ce bâtiment, forcèrent M. Paris à le désavouer. C'est sans doute un des plus vifs chagrins que puisse éprouver un artiste, que de voir défigurer ses compositions." Dans la suite, Paris, prétextant qu'on lui avait alloué des honoraires ridiculement insuffisants, réussit à intéresser à son sort le ministre des affaires étrangères, Montmorin. Celui-ci fit des représentations au comte de Goltz, ambassadeur de Prusse à Paris, qui fit demander au Conseil d'État de la Principauté des éclaircissements sur l'affaire. L'incident, d'ailleurs, n'eut pas de suite.]... Sous l'impulsion de Montmollin, la Commission, animée d'un beau zèle, allait fournir un travail considérable. Semaine après semaine, elle s'assemblait dans une salle de l'ancienne maison de ville pour discuter les devis des maîtres d'état, rédiger des contrats d'engagement, faire rapport sur les travaux exécutés, étudier la correspondance échangée avec les artisans étrangers. Dès le début de sa nouvelle activité, Montmollin renseignait en ces termes son correspondant:

(16 janvier 1785.) ... J'ay déjà commencé avant hier les opérations de votre petit commité composé de six personnes, et nous avons résolu de consacrer à cet intéressant objet le mercredy de chaque semaine; j'espère que de cette manière le travail étant plus suivi et plus sistématique, les choses en iront mieux: si par la suitte des tems et, j'ose le dire, malgré le voeu du public, je me trouvois exposé à quelque critique, je m'en consolerois dans le sentiment d'avoir rempli mon devoir, d'autant plus que dans des affaires de cette nature il est impossible de faire au gré de chacun...

Ce labeur devait se poursuivre cinq années durant. La construction, retardée par diverses circonstances, hivers exceptionnellement rigoureux, délais imposés par les maîtres d'état, était sous toit en 1787, mais l'aménagement intérieur exigea plus de deux années encore. Purry, on le sait, ne vit pas l'achèvement de l'oeuvre. Dès le début de l'année 1786 sa santé avait donné de justes motifs de crainte à son entourage. On n'en sut rien tout d'abord à Neuchâtel, et dans ses lettres à Montmollin Purry se gardait de toute allusion à son mal. Mais bientôt on eut par un tiers des nouvelles si alarmantes de Lisbonne qu'on put craindre le pire. La dernière lettre de Montmollin concerne précisément l'état de santé de Purry.

(17 juin 1786.) La lettre cy jointe a été écritte à la Borcarderie d'où j'arrive pour y donner cours; en entrant en ville je suis accablé par la nouvelle affligeante d'une indisposition qui vous est survenue il y a quelques semaines: j'espère, Monsieur, de votre bonne constitution, mais surtout de la Bonté Divine, qu'elle n'aura aucune suitte fâcheuse; malgré cela tout ce qui peut porter atteinte à une existence aussi précieuse que la vôtre ne sauroit qu'affecter vivement toute personne qui a le bonheur de vous connaître, et qui mieux que moy doit savoir l'aprécier. La douce habitude que vous m'avez fait contracter, Monsieur, depuis quelques années de répandre vos bienfaits, me met plus à portée de connaître et de sentir combien la prolongation de vos jours est importante au soulagement de tant de malheureux et surtout au bien-être de notre Bourgeoisie qui par votre patriotisme a commencé une entreprise dont l'entière exécution dépend de la continuation de vos bontés. Une âme grande et noble comme la vôtre ne désaprouvera pas, je m'assure, que sur la simple apparence d'un danger dont l'idée seule m'afflige, je vienne déposer dans son sein une faible partie de mes inquiétudes: Je sais Monsieur que vous êtes à la Campagne de Monsieur DeVismes [Gérard DeVisme était un des associés de David Purry.], que l'air pur et les soins de l'amitié ont déjà aporté quelque soulagement à vos maux, mais que vos médecins en vous interdisant tout travail vous ont recommandé la plus grande tranquillité; daignés permettre, je vous en conjure, que quelqu'un de votre part me tienne souvent informé de votre situation; que ne suis-je moy même à portée de vous rendre les services et les devoirs que mes sentimens m'inspirent! mais hélas je ne puis y donner essort que par des voeux bien impuissans, sans doutte, mais bien sincères. Dieu veuille les exaucer et ramener le calme dans le coeur de tant de personnes qui y joignent les leurs!

A la date où Montmollin écrivait ces lignes, Purry était mort depuis plus de deux semaines. Se sentant atteint profondément dans sa santé, et dans la certitude de sa fin prochaine, il avait, dix jours avant sa mort, remis à son secrétaire, Jean-Frédéric Brandt, un codicille instituant ce dernier son exécuteur testamentaire [Je prie la Ville et Bourgeoisie de Neufchâtel en Suisse d'avoir toute confiance pour Monsieur Jean Frédrick Brandt, qui a une connoissance parfaite de toutes les affaires de ma Maison et de tous les Biens que je possède; fait à Lisbonne le 28 may 1786. Signé David Purrv. Comme témoins: Jacob Sunier, Charle Wade, Dr Ignace Samagnini.
Je prie Monsieur Jean Frédrick de Montmollin, Mayre de Vallangin, de faire délivrer promtement et sûrement ma Requête cy dessus à la Ville et Bourgeoisie de Neufchâtel en Suisse. Fait à Lisbonne le 28 may 1786. Signé David Purry. Comme témoins: Jacob Sunier, Charle Wade, Dr Ignace Samagnini.
Ce document est déposé au Musée d'histoire de Neuchâtel.]
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C'est donc à Brandt qu'échut la tâche de liquider les affaires de Purry et d'en faire bénéficier la bourgeoisie de Neuchâtel, suivant les termes du testament rédigé en 1777 déjà. C'est Brandt également qui retourna à Neuchâtel la liasse de lettres dont le contenu forme la matière de ce travail. Ecrites au jour le jour, sans prétention aucune, ces pages, par leur sincérité même, contribuent à animer pour nous une époque depuis longtemps révolue, mais qu'il n'est pas sans agrément, pensons-nous, d'évoquer aujourd'hui.

Alfred Schnegg            

Musée neuchâtelois 1944