L'affaire Rousseau-Montmollin

 publié dans le Musée Neuchâtelois 1934, p. 146-155, 193-204

L'affaire Rousseau-Montmollin a fait l'objet de plusieurs travaux. Le Dr Guillaume a publié, en 1865, dans le Musée Neuchâtelois, plusieurs pièces importantes du dossier et Fritz Berthoud en donne un récit détaillé dans son ouvrage bien connu Rousseau et le Val-de-Travers, complété par la publication des papiers laissés par le pasteur de Montmollin, dans un second volume Rousseau et le pasteur de Montmollin. M. Berthoud conclut son étude par ce jugement: On peut plaindre et absoudre le pasteur de Montmollin. Dans son article à propos du séjour de Rousseau à Môtiers, M. Boy de la Tour confirme en passant ce jugement. Enfin MM. Tournier et Ducros, reprenant le débat, ont montré par de solides raisons l'inanité de la légende formée autour de la figure du pasteur de Montmollin. Que tout dernièrement, Mme Noëlle Roger dans sa vie romancée de Rousseau, intitulée Jean-Jacques le promeneur solitaire, préférant la fiction à la vérité, peigne son héros sous les traits du martyr, on ne peut s'en étonner. Le romancier a des raisons que l'historien ne doit pas connaître. Mais qu'un Rousseauiste de la valeur de M. Plan, le savant éditeur des vingt volumes de la Correspondance générale, recueillie par l'éminent érudit Th. Dufour, ressuscite la légende calomnieuse à l'égard de Montmollin, on s'en afflige. Malgré toute la reconnaissance qu'on lui doit, on ne peut laisser passer sans protestation les lignes inscrites en tête des tomes XIII et XIV de la Correspondance[Les citations tirées des lettres de Rousseau ou de ses correspondants sont publiées, sauf indication contraire, dans la Correspondance genérale de J.-J. Rousseau, collationnée, annotée et commentée par Th. Dufour [et publ. par P.-P. Plan], Paris, Colin, 1924-l934. 20 vol.]

Les voici :

Le contre-coup de la publication des Lettres de la Montagne devait se faire sentir dans le Val-de-Travers d'une manière particulièrement violente au printemps de 1765. L'orage avait grondé à Genève dès la fin de décembre et le clergé de Môtiers ne tarda pas à être pris de scrupules. Il s'avise soudain que Jean-Jacques doit être une incarnation de l'Antéchrist. A la tête de ce clergé, se trouve le pasteur de Montmollin que les amis de Rousseau ont baptisé entre eux du sobriquet de "Sacrogorgon" et qui, pris de frénésie, commence à ameuter ses ouailles. Rousseau est bientôt l'objet des accusations les plus absurdes. Le bruit se répand parmi les commères qu'il professe que "les femmes n'ont point d'âme". Au son du tambour, le crieur public proclame par les rues de Neuchâtel qu'on a condamné son livre parce qu'il contient "des choses contraires à ce qui est répréhensible dans notre sainte religion". La formule divertit les amis de Rousseau, elle n'en produit pas moins un grand effroi sur l'esprit simple des dévotes. La population se monte; elle en viendra, comme on le verra dans la suite, à lapider le Citoyen qui devra fuir la retraite où, depuis trois ans, il se croyait en sûreté.

Et encore:

Les derniers mois du séjour à Môtiers, marqués par l'incident tragicomique de la lapidation, le trop court passage à l'île des vendanges et des rêveries... telle est la période embrassée par ce volume.

Un sermon, dont on trouvera l'analyse ou plutôt le plan aux pages de l'Appendice, a achevé d'ameuter contre Rousseau une populace de niais qui croit gagner le ciel en cassant les carreaux de l'Impie et Jean-Jacques quitte pour toujours ce Val de Travers où il avait pu se croire définitivement au port.

Voilà la preuve qu'il reste quelque chose à dire ou du moins qu'il reste à souligner l'importance de certains faits et à préciser la signification de certains actes. Mais résumons tout d'abord, très brièvement, l'histoire des démêlés de Rousseau avec le clergé neuchâtelois. Nous sommes à la fin de mai ou au début de juin 1762. Rousseau vient de publier son traité d'éducation, intitulé Emile. Le Parlement de Paris condamne l'ouvrage à être lacéré et brûlé sur la place publique et décrète son auteur de prise de corps. Le citoyen prend le parti de fuir et décide aussitôt de se réfugier en Suisse. Après un voyage sans incident, il arrive le 14 juin, à Yverdon, chez son vieil ami Daniel Roguin. Fêté, choyé, caressé, même un peu trop à son gré, Rousseau pense s'établir en terre bernoise, quand il s'en voit interdire le séjour. Il n'est pas longtemps embarrassé sur le choix d'un autre asile. Une nièce de Roguin, Mme Boy de La Tour, par un heureux hasard en séjour chez son oncle, saisit avec empressement l'occasion d'obliger l'ami de sa famille et le sien. Elle lui offre sa maison de Môtiers, alors inoccupée. Rousseau, blessé par la mesure offensante du Sénat de Berne, accepte et se met en route aussitôt, le 9 juillet. Accompagné d'un de ses amis Roguin, il passe la montagne et arrive le 10 au chef-lieu du Val-de-Travers. Instruit par l'expérience, il informe le même jour Milord Maréchal, le gouverneur de la principauté, de son arrivée à Môtiers et écrit en même temps sa lettre, très habile, au roi pour demander sa protection. Sa tranquillité assurée par la réponse favorable de Frédéric II, en règle avec le pouvoir civil, le citoyen songe à se faire agréer parmi les fidèles de la paroisse de Môtiers. Le 24 août déjà, il écrit au professeur de Montmollin pour lui exprimer son désir d'être admis à la communion. Sa demande est favorablement accueillie et, à partir de ce moment, celui qui vient de contester aux dogmes, base de la doctrine des Eglises réformées, leur caractère de nécessité, assiste non seulement régulièrement au culte, mais il s'approche régulièrement de la Sainte Table aux jours de communion. Les relations entre le pasteur de Môtiers et son nouveau paroissien s'établissent sur un pied amical. L'entente est parfaite pendant plus de deux ans. Paraissent les Lettres écrites de la Montagne, explosion soudaine du ressentiment de Rousseau contre le gouvernement et le clergé genevois, défense passionnée des idées exposées dans l'Emile, attaque violente des pasteurs de Genève. La Vénérable Classe de Neuchâtel s'émeut d'autant plus qu'une société s'est constituée pour imprimer une édition générale des oeuvres de Rousseau. Le Conseil d'Etat, désireux de ne pas trop s'engager, en a donné la permission tacite, presque aussitôt retirée, sur les remontrances de la Compagnie des pasteurs, approuvée par la Cour de Berlin. La Classe obtient des Quatre Ministraux qu'ils interdisent la vente des Lettres de la Montagne et décide qu'elle ne peut plus considérer leur auteur comme membre de l'Eglise. Le pasteur de Montmollin reçoit l'ordre de citer son paroissien en consistoire. Celui-ci, au dernier moment, prétexte sa mauvaise santé et, au lieu de s'y rendre, écrit une lettre. Quatre anciens prennent le parti de Jean-Jacques et se prononcent contre l'excommunication. Les voix sont partagées; Montmollin tente de faire pencher la balance en faveur de son opinion en s'octroyant deux voix. Le châtelain, qui assiste de droit aux séances du consistoire admonitif, s'y oppose et la question reste en suspens. Après avoir entendu le rapport de l'officier du prince sur ce qui s'est passé, le Conseil d'Etat interdit à la Classe d'inquiéter Rousseau, en lui contestant le droit d'excommunication. De leur côté, les quatre anciens ont adressé une requête au gouvernement dans laquelle ils posent trois questions: 1° Si les membres du consistoire ont les lumières nécessaires pour juger de la foi d'un fidèle. 2° Si le pasteur, en sa qualité de président, a droit à deux voix. 3° Si le diacre de Môtiers a droit d'assister aux séances du consistoire. On le devine, le Conseil d'Etat répond non sur tous les points. Mortifié de son échec, le ministre excite sa paroisse par ses sermons et par ses propos, contre le philosophe et les quatre anciens. La Lettre de Goa, oeuvre de DuPeyrou, par ses violentes attaques, met à son comble la fureur de Montmollin. Ses sermons en portent la marque et contribuent si bien à échauffer les esprits que la population prenant fait et cause pour son pasteur insulte le pauvre Jean-Jacques et manque de le lapider dans sa maison. Craignant pour sa vie, Rousseau, encore une fois, est obligé de fuir devant la persécution. Après son départ, Môtiers retrouve le calme, mais la querelle ne laisse pas d'occuper encore longtemps le Conseil d'Etat et la Vénérable Classe. Montmollin et la compagnie des pasteurs sont sévèrement blâmés par le roi, et le Conseil d'Etat lui-même est accusé d'avoir pris avec mollesse la défense de Rousseau protégé de Sa Majesté.

Tel est le résumé de l'affaire Rousseau-Montmollin, selon la version officielle et le récit des Confessions. Examinons maintenant si les témoignages parvenus à notre connaissance confirment cette version.

La démarche de Rousseau pour se faire admettre à la Sainte Cène, ce qui signifie son entrée régulière dans l'Eglise, est pour le moins étrange et apparait bien comme une inconséquence de sa part. Toutes les explications qu'il en donnera n'auront pas la vertu de nous convaincre du contraire. Comment Rousseau n'a-t-il pas vu que son admission à la Sainte Table serait nécessairement regardée par le clergé, sinon comme une rétractation formelle, du moins comme le présage d'un retour plus ou moins prochain à la foi ? Comment n'a-t-il pas compris qu'il aliénait par là sa liberté d'exprimer ses opinions en matière religieuse ? Les bases sur lesquelles reposent les Eglises réformées de Suisse ne lui sont pas inconnues et il n'ignore pas que la discipline ecclésiastique exige de ses fidèles une adhésion absolue à la foi établie, sans aucune exception. De plus, si Rousseau considère comme un devoir de respecter les lois du pays qu'il habite, n'est-il pas tenu encore davantage de se conformer aux règles en usage dans l'Eglise où il entre de son plein gré ? Quel démon, ou pour reprendre l'expression de Mme de Boufflers, quel ange l'inspirait ? Nul autre que le vicaire savoyard. Si celui-ci, répond Jean-Jacques, consacroit en simplicité de conscience dans un culte plein de mystères inconcevables, je ne vois pas pourquoi J.-J. Rousseau ne communieroit pas de même dans un culte où rien ne choque la raison [Lettre à Mme de Boufflers, 30 octobre l762.]. C'est habilement déplacer la question au moyen d'un sophisme. Le vicaire savoyard n'a "récité" sa profession de foi qu'à un ami dont il voyait l'âme ébranlée par le doute. Rousseau, par un exposé, public de ses principes, risque autant de ruiner la foi des âmes simples que de ramener à la foi ceux qui doutent. Et c'est pourquoi l'Eglise condamne son ouvrage. En outre, c'est au prix de son silence que le vicaire reçoit la permission d'exercer de nouveau son ministère.

Mais l'auteur du Contrat social ne cherche pas uniquement dans la communion la seule satisfaction de ses aspirations religieuses, il en a d'autres plus terrestres. Son admission à la Sainte Table doit prouver à ses ennemis les philosophes, "comme au gouvernement et au clergé genevois": la sincérité de son christianisme et son attachement à l'Eglise réformée. En face de cette preuve, le Petit Conseil ne pourra maintenir l'injuste condamnation du meilleur de ses citoyens. Les lettres de Rousseau ne laissent aucun doute sur ses intentions. Il communie le 29 août et le 31 déjà il annonce cet événement au pasteur Verne. "Je me flatte, lui écrit-il, que vous voudrez bien ne pas désapprouver ce qu'a fait en cette occasion l'un de Messieurs vos collègues, ni me traiter dans votre écrit comme séparé de l'Eglise réformée" [Lettre à Jacob Vernet, 31 août 1762.]. En même temps, il lui offre une copie de sa lettre au pasteur de Montmollin "au cas qu'elle ne vous parvienne pas d'ailleurs". Le lendemain, Rousseau fait part de la même nouvelle à son ami Moultou et tient à sa disposition une copie de sa lettre. Par quelle voie cette pièce est-elle parvenue à De Luc, c'est ce que nous ignorons. Comme on le pense bien, il s'empresse de la communiquer à Moultou, et celui-ci d'en avertir Jean-Jacques. En vérité, s'écrie Moultou, De Luc vous aime avec passion, c'est lui qui m'apporta votre lettre à M. de Montmollin; il me dit en entrant: Je vous apporte de l'or potable - et c'en était pour lui [Lettre de Moultou à Rousseau, 10 [septembre 1762]. Mais nous avons mieux que des indices sur le but poursuivi par Rousseau. Désapprouvé par M de Boufflers, il justifie ainsi sa conduite: Voltaire, affirme-t-il, l'a fait chasser de Genève en l'accusant d'avoir déserté sa religion. Car, là-dessus, nos lois sont formelles, et tout citoyen ou bourgeois qui ne professe pas la religion qu'elles autorisent perd par là-même son droit de cité `[Lettre de Rousseau à Mme de Boufflers, 30 octobre 1762]. Le philosophe de Ferney n'a pas réussi à soulever les ministres de Genève, il a obtenu cependant plus de succès auprès de ceux du pays de Vaud. A Neuchâtel, sans la protection du roi, Rousseau n'aurait peut-être pas été toléré. Cependant, poursuit-il, le temps de la communion approchoit, et cette époque allait décider si j'étois séparé de l'Eglise protestante ou si je ne l'étois pas. Dans cette circonstance, ne voulant pas m'exposer à un affront public, ni non plus constater tacitement, en ne me présentant pas, la désertion qu'on me reprochoit, je pris le parti d'écrire à M. de Montmollin, pasteur de la paroisse, une lettre qu'il a fait courir, mais dont les voltairiens ont pris soin de falsifier beaucoup de copies. (On aura remarqué en passant que la vertu du citoyen ne s'effarouche pas d'une entorse à la vérité.) ... Que dois-je faire, à présent, Madame, à votre avis, demande Rousseau ? Irai-je laisser mon digne pasteur dans les lacs où il s'est mis pour l'amour de moi ? L'abandonnerai-je à la censure de ses confrères? et, démentant la démarche que j'ai faite, lui laisserai-je toute la honte et tout le repentir de s'y être prêté ? Voilà un aveu clairement exprimé. Ainsi Rousseau s'est fait délivrer un certificat constatant sa qualité de bon chrétien. Cela est si vrai que Jean-Jacques déclare: Voilà pour ainsi dire la profession de foi du vicaire approuvée dans tous ses points [Lettre à Mme de Boufflers, 30 octobre 1762]. En vérité, pas un seul instant le ministre de Môtiers n'a supposé que sa tolérance recevrait semblable interprétation. Et s'il s'était douté que son exemple servirait à la mortification du clergé genevois, il eût été moins flatté de sa conquête et eût sans doute renoncé à un honneur si redoutable. D'ailleurs, Rousseau donne trop de poids à la décision d'un seul ministre, agissant en son seul nom. Son cas n'a été soumis au corps des pasteurs neuchâtelois que lorsqu'il était tranché et la Classe s'est inclinée, sans enthousiasme, devant le fait accompli.

La lettre de Rousseau au pasteur de Montmollin circule et provoque beaucoup de bruit à Genève. Les amis du citoyen l'approuvent en triomphant, ses ennemis en sont mortifiés, note Moultou, mais non convaincus, ajouterons-nous. La bourgeoisie "en est si charmée" qu'elle en fait tirer deux cents copies. Avouons, en passant, que les effets de la communion ne s'exercent pas tout entiers dans l'âme de Rousseau et qu'en définitive nous sommes bien loin de l'atmosphère dans laquelle doit s'accomplir le plus grand des mystères, pour parler comme le vicaire. Mais quel est dans tout ceci le rôle véritable du pasteur de Montmollin, poussé à son insu dans la lutte entre le parti de Rousseau et le gouvernement genevois, entre représentants et négatifs? Mais d'abord est-il vrai que Montmollin se soit distingué par sa violence et son intolérance, dans l'affaire de la non-éternité des peines ? Nous n'en avons trouvé aucune preuve, et les bases qui servent de fondement à cette imputation sont assez fragiles. C'est donc débarrassé de ce préjugé sur le caractère du ministre de Môtiers que nous examinerons les motifs qui l'ont engagé à admettre Rousseau à la communion. Rousseau arrive à Môtiers en proscrit, accablé de maux de toutes sortes. Mais surtout il vient d'éprouver l'amertume la plus cruelle qui pouvait lui être infligée. Genève vient de condamner l'Emile et de décréter son auteur de prise de corps. On sait de quel amour Rousseau s'était repris pour sa patrie et avec quel orgueil il arborait le titre de citoyen. Rien ne pouvait le blesser plus profondément que d'être méconnu et renié par sa ville natale, et longtemps encore, avec obstination, il espérera sa réhabilitation. Etranger, sans ami, malade, déçu, Rousseau se tient pour le plus malheureux des hommes. On lui refuse, selon son expression, "le feu et l'eau". La religion devient sa seule consolation. Dégoûté du métier d'écrire, il déclare hautement qu'il abandonne la plume et témoigne, en assistant régulièrement au culte, de la sincérité de ses sentiments religieux. Si dans sa lettre au pasteur de Montmollin, il n'émet que des affirmations assez vagues, il n'est pas douteux qu'il n'ait, au cours de ses entretiens avec le professeur, plus longuement expliqué son attitude. On trouve l'écho fidèle de ses arguments dans la lettre de Montmollin au pasteur Sarasin, en date du 25 septembre 1762 [Corr. gén. de J.-J. Rousseau, t. VIII, p. 135 et suiv. ou F. Berthoud, J.-J. Rousseau et le pasteur de Montmollin, 1762-1765. 1884, p. 45 et suiv.]. L'auteur d'Emile expose le ministre neuchâtelois, proteste avec vigueur que les attaques contenues dans la profession de foi du vicaire visent uniquement l'Eglise catholique, nullement l'Eglise réformée. Il a cherché aussi à s'élever contre l'ouvrage infernal de l'Esprit et enfin à foudroyer plusieurs de nos nouveaux philosophes. Le pasteur neuchâtelois achève son plaidoyer par cette question embarrassante: "Qu'auriez-vous fait, monsieur et très cher frère, à ma place? Pour moi, je vous proteste en bonne conscience que j'aurais cru manquer à l'humanité, à la charité, au christianisme et à mon devoir pastoral, si je me fusse refusé à l'instante demande de M. Rousseau". Le désir d'obliger Rousseau, les arguments et les protestations de celui-ci, les lois de la charité, voilà bien des motifs pour engager Montmollin dans la voie qu'il a prise. Il n'est pas même besoin d'y ajouter celui de la vanité. On sait que Rousseau a traité de fiction cette lettre à Sarasin, mais trois ans plus tard, dans sa fameuse lettre à DuPeyrou, en date du 8 août 1765, alors que le parti pris et la passion l'emportent évidemment sur le devoir de dire vrai. D'ailleurs si Montmollin n'a pas exigé d'explications, comment peut-il si exactement refléter la pensée de son paroissien, et en exposer si fidèlement les arguments ? Il faut bien qu'il l'ait entendu. Le professeur est tellement dans les lacs que les amis du citoyen songent à se servir de sa lettre au pasteur Sarasin, pour appuyer leurs démarches auprès des magistrats de Genève. L'insistance avec laquelle ils en demandent communication ou copie montre l'importance qu'ils y attachaient. Après avoir obtenu l'assurance que sa lettre ne sera pas imprimée, Montmollin adresse à d'Ivernois, de Genève, le récit à peu près identique à celui qu'il a déjà fait au pasteur genevois [Lettre à d'Ivernois à Genève, 27 novembre 1762.]. C'est le dernier acte du prologue, au drame qui éclatera trois ans plus tard, à la publication des Lettres de la Montagne, à la fin de décembre 1764.

Le pasteur de Montmollin dut éprouver une vive déception, en tout cas un cruel embarras, en voyant Rousseau rompre sa promesse de ne plus écrire d'une manière si éclatante. A Sarasin, qui, en cette occasion a repris son rôle de directeur de conscience, il confie son chagrin et son inquiétude [Lettre de Montmollin au past. Sarasin, 15 janvier 1765 dans F. Berthoud, op. cit., p. 135 et suiv.]. Sa situation est en vérité très délicate. Il ne peut que désapprouver cet ouvrage dans lequel Rousseau défend, d'une manière indécente, hardie et téméraire les doutes soulevés dans la Profession de foi du vicaire savoyard et attaque violemment le clergé genevois. Montmollin n'a pas caché sa pensée à l'auteur des Lettres. Mais, déclare le professeur, malgré ce que Rousseau "a écrit et ce que je lui ai dit, il assure en bonne conscience qu'il est sincèrement chrétien réformé... Que dire et faire avec lui ? se lamente le pauvre ministre. Il est fixe, quoique pourtant il témoigne prendre en bonne part ce que je lui représente." Après quoi, le correspondant de Sarasin se loue de la conduite de Jean-Jacques à son égard. "Il me prévient en tout, et il agit avec moi avec beaucoup de considération et de respect; il cherche à m'obliger en toute occasion, se montre toujours fort zélé pour notre culte.." Quant au projet d'imprimer à Môtiers les oeuvres de Rousseau, Montmollin a soumis quelques objections à plusieurs magistrats influents. On lui a répondu que l'imprimerie était libre. Enfin, il conclut ses réflexions par cette déclaration qui montre son amour pour la paix. "Si j'occupais une place distinguée à Genève, soit dans le clergé, soit dans la magistrature, mon avis serait que l'on gardât un profond silence sur ces Lettres de la Montagne, que l'on n'y répondît rien. Mais cela n'implique pas une complète abdication de la part du ministre neuchâtelois; pour combattre les effets des doutes élevés sur les miracles, il s'est mis à prêcher sur ce point de la doctrine, avec, écrit-il, "toute la force dont je suis capable, mais en même temps avec toute la douceur et toute la modération possibles, tellement que l'on ne pourra point m'accuser de personnaliser ni la personne, ni les livres; j'expose la vérité tout simplement et je remarque que cette méthode a produit les plus heureux effets". En terminant cette longue épître, Montmollin conjure son ami de lui garder le plus profond secret, parce que, ajoute-t-il, "je suis dans une position extrêmement délicate, qui demande de ma part de grands ménagements, à cause de la protection dont le roi honore M. Rousseau, et de celle que Milord, notre gouverneur, lui accorde aussi, m'ayant été enjoint de ne pas l'inquiéter; crainte donc de quelques inconvénients, je vous supplie de brûler ma lettre après en avoir fait la lecture."

Et la Vénérable Classe, comment réagit-elle à l'égard des Lettres de la Montagne? Le procès-verbal de la séance du 13 février 1765 nous renseigne.

Monsieur le Doyen a représenté à la Compagnie qu'elle se trouvoit actuellement dans l'obligation indispensable de délibérer sur la conduite qu'elle devoit tenir au sujet d'un ouvrage très dangereux publié dernièrement par M. Rousseau et intitulé Lettres de la Montagne de même qu'à l'égard de l'impression qui devoit se faire de toutes ses oeuvres dans ce pays. Enfin, M. le Doyen a proposé s'il n'étoit pas à propos de doner des directions au Consistoire de Motiers où M. Rousseau réside, et où il continuë à être admis à la Communion des Fidèles. Sur les deux premiers articles la Compagnie a prononcé qu'il seroit fait dès demain des remontrances au Gouvernement pour le porter à empêcher le débit et l'impression des ouvrages de M. Rousseau, et notamment de celuy qui a pour titre Lettres de la Montagne, et ensuite que la même démarche seroit faite auprès de Messieurs les Quatre Ministraux à raison de leur droit de police dans la ville et mairie de Neuchâtel. Enfin, sur le dernier article, la Compagnie s'est convocquée par le devoir pour le 12e du mois prochain, de laquelle résolution Messieurs les Jurés seront tenus d'informer les membres absens, et M. Courvoisier a reçu ordre d'en doner conoissance à Monsieur de Montmollin Pasteur de Motiers [Actes de la Classe, t. XII, 1761-1767, p. 197.].

Teneur des remontrances faites au Gouvernement.

Monsieur le Président,

La Compagnie des Pasteurs de cet Etat eut l'honneur de s'adresser à Messieurs du Gouvernement au mois d'août 1762, dans la vuë de leur représenter les dangereux effets que pourroit produire l'ouvrage de Monsieur Rousseau intitulé Emile, vû la résidence de son auteur au milieu de nous, et de leur faire en même temps de très respectueuses et de très fortes remontrances pour les porter à en empêcher le débit dan ce pays; cette Compagnie pourroit elle garder le silence dans les circonstances présentes, aujourd'huy que cet auteur continuë à mettre au jour, et à répandre des ouvrages incomparablement plus pernicieux, aujourd'huy qu'il lève le masque et qu'il ne se fait plus aucune peine de saper ouvertement les fondemens de notre Sainte Religion, aujourd'huy que ces ouvrages sont meritoirement proscripts dans tous les Etats voisins, mais surtout aujourd'huy que nous sommes justement allarmés par l'apréhension que ces ouvrages ne soyent réimprimés dans ce pays ? Ce que nous devons à l'honeur de notre Sainte et Divine Religion, à l'édification de nos Eglises, et de celles de nos voisins, nous impose la necessité indispensable de mettre en usage tous les moyens qui sont en notre pouvoir pour empêcher le pernicieux effet de ces ouvrages scandaleux et impies. Nous osons espérer que Messieurs du Gouvernement ne prendront pas en mauvaise part la demarche que nous avons l'honeur de faire; elle a pour objet, Monsieur le Président, de vous suplier de la manière la plus pressante et la plus forte, qu'il vous plaise d'employer tous les moyens que votre prudence consommée, et votre haute sagesse pourront vous dicter dans des circonstances aussy critiques que celles où nous nous trouvons; le zéle que vous avez toujours fait paroitre pour conserver notre Sainte Religion dans toute sa pureté au milieu de nous, nous donne lieu d'espérer avec une pleine confiance qu'il vous plaira de faire intervenir votre authorité pour que des ouvrages aussy perniceux ne se répandent dans les Eglises de cet Etat qui est confié à la sagesse de vôtre Gouvernement; nous saisissons avec empressement cette occasion pour vous présenter nos respects et nous recomander à la continuation de votre précieuse bienveillance et de celle de Messieurs du Conseil d'Etat. Le tout ainsy fait et passé dans l'assemblée générale des 12e et 13e du mois de février de 1765. A. Deluze, secrétaire [Actes de la Classe, t. XII, 1761-1767, p. 198-199.].

Ecoutons maintenant Rousseau. Le 3 mars, il raconte à son ami Lenieps que les ministres neuchâtelois ont fait condamner son livre en termes insultants, et même déféré sa personne au Conseil d'Etat. Non content de répandre ces renseignements fondés sur la rumeur publique, il anticipe sur les événements et donne pour certaines des suppositions, fruit de son imagination échauffée. "Le Conseil d'Etat, de son côté, piqué des louanges que j'ai données à Milord Maréchal, et visant à l'absolue indépendance, à cause de l'éloignement du roi, me poursuivra vivement à leur requête, et m'ordonnera tout au moins de sortir du pays". [Lettre de Rousseau à Lenieps, 3 mars 1 1765.] Après avoir protesté de sa qualité de sujet et de sujet protégé du roi, retrempant sa brosse dans le noir, il complète le tableau. Là-dessus, vous pourrez juger de ce que feront les ministres, qui d'honneur, sont autant de loups enragés, et qui lanceront sur moi leur ignorant et fanatique peuple, comme des piqueurs lancent leur meute après leur proie; il ne sera pas étonnant que je sois déchiré; car ces piteux chrétiens ont beaucoup de zéle." [Lettre de Rousseau à Lenieps, 3 mars 1 1765.] A ces divagations étonnantes s'en ajoute une autre. La cause de toute cette fureur c'est un soi-disant messager du fameux général corse Paoli, un certain chevalier de Malte. "Il vit en secret, écrit Rousseau, le professeur de Montmollin, mon pasteur et mon défenseur, et depuis ce temps (seconde moitié de janvier 1765), le professeur de Montmollin, que je n'ai pas revu (Montmollin était peut-être déjà malade à ce moment-là), est à la tête de mes persécuteurs." Le chevalier de Malte aurait accompli la même besogne à Neuchâtel et retourné l'opinion contre Rousseau. "... tout opine de concert aux partis les plus violens, sans raison, sans prétexte, et sans que personne ait la moindre plainte à faire sur ma conduite en ce pays, tout au contraire. Chez un peuple éclairé et judicieux on auroit quelque ressource; mais ces gens-ei sans connaissance et sans consistance ne savent ni de quoi il s'agit, ni ce qu'ils veulent; ils prennent feu par compagnie (le mot est drôle) sans savoir pourquoi;... puis ils vont de toute leur force, et renversent tout en tournant les yeux...

Il écrit à DuPeyrou le 7 mars :

Mais que dites-vous, Monsieur, de l'étourderie de vos Ministres, qui, vû leurs moeurs, leur crasse ignorance, devroient trembler qu'on n'apperçut qu'ils existent, et qui vont sottement payer pour les autres dans une affaire qui ne les regarde pas. Je suis persuadé qu'ils s'imaginent que je vais rester sur la défensive et faire le pénitent et le suppliant: le Conseil de Genève le croyoit aussi, je l'ai desabusé, je me charge de les desabuser de même. Soyez-moi témoin, Monsieur, de mon amour pour la paix et du plaisir avec lequel j'avois posé les armes; s'ils me forcent à les reprendre je les reprendrai, car je ne veux pas me laisser battre à terre, c'est un point tout resolu. Quelle prise ne me donnent-ils pas ? A trois ou quatre près que j'honore et que j'excepte, que sont les autres? Quels mémoires n'aurois-je pas sur leur compte? Je suis tenté de faire ma paix avec tous les autres Clergés aux dépends du vôtre; d'en faire le bouc d'expiation pour les péchés d'lsraêl. L'invention est bonne, et son sucçés est certain. Ne seroit-ce pas bien servir l'Etat d'abbattre si bien leur morgue, de les avilir à tel point, qu'ils ne pussent jamais plus ameuter les peuples? J'espère ne pas me livrer à la vengeance mais si je les touche, comptez qu'ils sont morts ! Au reste il faut premièrement attendre l'excommunication ; car jusqu'à ce moment ils me tiennent, ils sont mes pasteurs et je leur dois du respect. J'ai là-dessus des maximes dont je ne me départirai jamais, et c'est pour cela même que je les trouve bien peu sages de m'aimer mieux loup que brébis.

Si vous jugez à propos de faire courir le second feuillet de cette lettre, vous le pouvez sans crainte de me compromettre, car mon parti est tout pris.

Il serait facile de multiplier les citations, celles-ci suffisent à montrer l'état de surexcitation du malheureux Jean-Jacques, au lendemain de la publication de ses Lettres écrites de la Montagne. Nous n'avons pas à en expliquer les raisons. Ces fragments de lettres contiennent déjà tous les éléments de la légende qui, à force d'être répétée, s'ancrera dans l'esprit de Rousseau et de ses partisans. Et déjà aussi, apparait, sous-jacent, le conflit entre le pouvoir civil et l'autorité ecclésiastique. Car on aura remarqué que Rousseau fait état de la protection dont l'honore Sa Majesté. La Classe en l'inquiétant désobéit au roi et commet un acte de rébellion. Le Conseil d'Etat soutient ce point de vue, trop heureux de saisir une occasion de porter pièce aux droits de la Compagnie des pasteurs. Le professeur de Montmollin animé du désir de trouver un terrain de conciliation propose à son paroissien un moyen terme, et lui suggère de ne pas se présenter aux prochaines communions. Voici comment il est reçu et comment son idée est accueillie:

En finissant ma lettre, écrit-il à Mme de Verdelin, le 8 mars 1765, dans le plus grand abattement ou j'aye été de ma vie, j'ai vu mon Pasteur entrer chez moi. J'ai retrouvé dans cette entrevue toute la vigueur que je croyois avoir perdue, vous en pourrez juger par la rélation que j'en envoye à l'homme du Roi. L'assemblée du Clergé, pour mon affaire est indiquée à la semaine prochaine, je vous marquerai, Madame, le résultat. Ils savent ma détresse, et pensent en abuser. Qu'ils fassent; une chose est sure, c'est qu'ils ne m'aviliront pas.

L'homme du roi auquel Rousseau écrit est Samuel Meuron, conseiller d'Etat.

A Motiers le 9 Mars 1765.

Hier, Monsieur, M. de Montmollin m'honora d'une visitte dans laquelle nous eûmes une conférence assez vive. Après m'avoir annoncé l'excommunication formelle comme inévitable, il me proposa, pour prévenir le scandale, un tempérament que je refusai net. Je lui dis que je ne voulois point d'un état intermédiaire; que je voulois être dedans ou dehors, en paix ou en guerre, brébis ou loup. Il me fit sur toute cette affaire plusieurs objections que je mis en poudre; car, comme il n'y a ni raison ni justice à tout ce qu'on fait contre moi, sitôt qu'on entre en discussion, je suis fort. Pour lui montrer que ma fermeté n'étoit point obstination, encore moins insolence, j'offris, si la Classe vouloit rester en repos, de m'engager avec lui de ne plus écrire de ma vie sur aucun point de Réligion: il répondit qu'on se plaignoit que j'avois déja pris cet engagement et que j'y avois manqué: je répliquai qu'on avoit tort; que je pouvois l'avoir résolu pour moi, mais que je ne l'avois promis à personne. Il protesta qu'il n'étoit pas le maitre, qu'il craignoit que la Classe n'eut déja pris sa résolution: Je répondis que j'en étois fâché, mais que j'avois aussi pris la mienne. En sortant il me dit qu'il feroit ce qu'il pourroit; je lui dis qu'il feroit ce qu'il voudroit, et nous nous quittames. Ainsi, Monsieur, jeudi prochain ou vendredi au plus tard je jetterai l'épée ou le fourreau dans la rivière.

Comme vous êtes mon bon défenseur et patron, j'ai cru vous devoir rendre compte de cette entrevue. Recevez, je vous supplie, mes salutations et mon respect.
        J.-J. Rousseau. Moins imbu de préventions à l'égard du clergé neuchâtelois en général et de son pasteur en particulier, moins sensible à la critique, l'auteur d'Emile se souvenant aussi qu'il s'est mis lui-même dans cette situation, aurait pu dissimuler son abstention sous le prétexte de sa santé. Son départ de Môtiers n'aurait étonné personne, il agitait depuis si longtemps le projet de s'installer sous un ciel plus clément.

Il préfère, croyant donner ainsi une preuve de sa bonne volonté, offrir un écrit signé de sa main par lequel il s'engage "à ne jamais publier aucun nouvel ouvrage sur aucune matière de religion, même de n'en jamais traiter incidemment dans aucun nouvel ouvrage que je pourrois publier sur tout autre sujet; et de plus, je continuerai à témoigner, par mes sentiments et par ma conduite, tout le prix que je mets au bonheur d'être uni à l'Eglise [Dérlaration adressée an past. de Montmollin, le 10 mars, 1765.]. Si grande que soit la concession, aux yeux de son auteur, on comprend que la Classe ne s'en contente pas, car Rousseau a rompu deux fois déjà le silence qu'en termes catégoriques il avait promis d'observer. La compagnie des pasteurs ne fulmine pas une sentence d'excommunication contre Rousseau, ainsi que le racontera plus tard DuPeyrou. Voici les termes du procès-verbal de la séance des 12 et 13 mars :

C'est pourquoy elle s'est crue indispensablement obligée de declarer à M. de Montmollin qu'après la publication des Lettres de la Montagne, elle ne pouvoit plus (malgré tout le suport et toute la charité dont elle êtoit animée envers M. Rousseau) le regarder comme chrétien et comme membre de nôtre Eglise. Après quoi M. de Montnwllin ayant demandé une direction, la Compagnie estime qu'il doit faire paroitre en Consistoire Mons Rousseau pour lui adresser les admonitions convenables, et luy faire entendre qu'elle ne peut le reconoître digne de la Communion des Fidèles tant qu'il ne manifesteroit pas à tous égards les sentiniens d'un vray Chrêtien, en déclarant solennellement en Consistoire qu'il croit en Jésus Christ mort pour nos offenses et ressuscité pour notre justification en témoignant de plus le regret qu'il a de tout ce qu'il peut avoir écrit contre une telle foy, et en général contre la Revelation, en consentant même que cette déclaration soit renduë publique pour l'édification de l'Eglise, et la réparation du scandale qu'il luy a donné [Actes de la Classe, t. XII. 1761-1767, p. 203-204].

Il était évidemment ridicule de citer le grand Rousseau devant un consistoire admonitif, composé d'artisans et de laboureurs. A qui la faute ? Par une nouvelle inconséquence, Rousseau conteste à la Classe le droit de le citer en consistoire, tandis qu'il reproche au petit Conseil de Genève de s'être arrogé celui de le juger, au lieu de le déférer au tribunal ecclésiastique. C'est encore soutenir un paradoxe de prétendre qu'une fois admis dans l'Eglise, il ne doit plus qu'à Dieu seul compte de sa foi. Les Eglises réformées se sont arrêtées sur la voie de la libre interprétation de la Bible qui, poussée jusqu'au bout, aboutit à la négation.

L'opposition des quatre anciens à la sentence d'excommunication de Rousseau a de quoi surprendre. Nous avons de bonnes raisons de soupçonner une manoeuvre du colonel de Pury et leur requête en trois points n'est pas de leur façon. Il faut noter aussi que sur ces quatre récalcitrants, deux sont de Boveresse, Favre et le justicier Besencenet. Or, depuis plusieurs années, la communauté de Boveresse était en contestation avec la Classe et le pasteur de Montmollin au sujet du diacre du Val-de-Travers. Mais la prétention du ministre de Môtiers de s'octroyer deux voix paraît exorbitante et ne témoigne pas en tout cas de son impartialité. A cette époque, le fait n'était peut-être pas si insolite. Parmi les papiers laissés par le pasteur se trouve un projet de réfutation dans lequel on lit que l'officier du prince n'en aurait pas usé autrement dans un cas semblable.

Quant au droit de séance du diacre au consistoire admonitif, il est consacré par un très ancien usage remontant à plus de soixante ans en arrière. L'idée de le mettre en question n'est certainement pas née dans le cerveau des quatre anciens.

L'échec subi par le pasteur de Montmollin devrait amener, semblet-il, une détente dans l'âme de Rousseau. On s'attendrait à le voir envisager les choses avec plus de sérénité. Qu'on se détrompe. Rien de ce qui lui arrive n'est d'importance négligeable et le triomphe n'est grand qu'en proportion de la gravité du danger couru.

Au lendemain de la séance, le 30 mars, il écrit à son amie Mme de Verdelin:

Cependant il paroit que le public et les tribunaux qu'ils avoient soulevés contre moi à un point inconcevable reviennent de leur premier emportement. Une inquisition si terrible fait ouvrir les yeux à tout le monde, chacun commence à sentir que la sûreté publique est intéressée dans mon affaire, et comme on sait que le Roy est indigné que la protection dont il m'honore soit si peu respectée dans ses propres états, le vent de la Cour a tellement changé dans le cours des choses que la Ministraille pourroit bien faire naufrage dans cette affaire...

Chose étonnante, le calme tombe subitement, ce qui prouve bien que la tempête s'était déchaînée avec fureur surtout dans l'imagination de Jean-Jacques.

Ainsi, Madame, si vous venez voir vôtre voisin, comme je l'espére, vous le trouverez en bonne posture, et tous les honnêtes gens du pays réunis en sa faveur. Je me reproche à leur égard des jugemens bien injustes, car plusieurs d'entre eux, Magistrats et autres, m'ont servi avec la plus grande chaleur, sans que j'en susse rien. Il faut, Madame, que je vous quitte pour le moment, car voila du monde qui m'arrive encore de Neuchâtel.

Il est bien possible et vraisemblable que les habitants de Môtiers aient pris fait et cause pour leur pasteur qu'ils aimaient et estimaient. L'attitude des quatre anciens les a certainement indignés et les idées défendues dans les Lettres ont scandalisé les plus dévôts. Il n'aura fallu qu'un peu de froideur témoignée à Thérèse pour qu'aussitôt l'imagination de Jean-Jacques s'échauffe. Ne venons-nous pas de le voir soupçonner nombre de personnes qui lui étaient favorables ? Doué d'une sensibilité maladive, il prend tout au tragique, même les commérages qui se débitent autour du bassin de la fontaine. Le médecin Tissot l'a mis en garde contre ce penchant. Voici une note qu'il a écrite au bas d'une lettre de Rousseau, datée du 1er avril 1765: Je lui avais témoigné, écrit Tissot, que je craignais d'après ce que j'avais vu à Motiers qu'il ne se laissa trop afecter par des circonstances trop peu importantes'... [Lettre de Rousseau au médecin Tissot, 1er avril 1765, note.] Mais ce n'est pas là, la seule preuve de ce trait du caractère de Jean-Jacques, nous en trouvons tout au long de la Correspondance. Sans doute, les langues se sont démenées, mais c'est le 6 avril seulement qu'on trouve un fait précis. Il écrit à DuPeyrou qui recueille des matériaux pour la Lettre de Goa:

Je m'imagine que pour égayer notre relation vous ne feriez pas mal d'y faire mention des étranges bruits que pour la gloire de Dieu le reverend Montmollin fait répandre ici contre moi par ses ames dannées. Il y en a maintenant un fort plaisant qui fait dans tout le pays un vacarme affreux. C'est que j'ai dit dans mon dernier Livre que les femmes n'avoient point d'ame. On dit que dans tout le pays et principalement à Travers elles sont dans la plus grande fureur, et ménacent de me faire un mauvais parti si jamais j'y passe...

En vérité, il n'y a pas là de quoi justifier les termes de sa lettre à Mme de Verdelin du 7 avril: "... le Prédicant d'ici est hué, et il ne lui reste plus que d'ameuter la canaille; ce qu'il a fait jusqu'ici avec assez de sucçès, au moyen des mensonges atroces qu'il fait courir journellement."

En l'absence de témoignages précis sur le rôle joué dans la querelle par Thérèse Levasseur, je me suis abstenue de la faire entrer en jeu. Cependant, sans courir le risque de la calomnier, on peut la soupçonner de servir d'agent de renseignements. Car le 6 avril Jean-Jacques affirme qu'il n'est pas sorti de sa chambre depuis six mois. Une plaisante algarade de Rousseau à son cousin Théodore tout en nous amusant nous fournit un autre témoignage à la décharge de la population de Môtiers.

Môtiers, le 16 mars 1765.

Monsieur de Montmollin m'a communiqué, mon cher cousin, une lettre que vous lui avez écrite en ma faveur. Cette lettre m'a paru plaisante et je l'ai prié de ne la montrer à personne afin qu'on ne se moquât pas de vous'.

Le cousin bien intentionné se justifie de sa maladresse dans sa réponse du 22:

.... J'aurois voulu, mon très cher cousin, lorsque vous m'avez fait le plaisir de m'écrire le 16ème cour [Corr. gén. de J.-J. Rousseau, t. XIII, p. 126.], que vous m'eussiez marqué dans quel endroit de ma lettre écrite à Mons, le Professeur de Monttnollin je pouvois donner lieu aux hahitans de Motiers de se moquer de moy...

... Ayant vu plusieurs lettres de Neuchätel, entr'autres une qui renfermoit la deffense - vraie ou fausse - faite au son de la caisse, des Lettres écrites de la Montagne, je crus entrevoir si cela étoit - quelques suites desagreables pour vous, quoique vous soyez bien vu dans l'endroit, et me rappelant en même teins votre retraite d'Yverdon pour un sujet à peu près pareil. Ainsi mon but en écrivant à Monsieur de Montmollin a été uniquement de savoir si ma crainte avoit quelque fondement et si le venin des Editeurs du Mercure de Neuchâtel avoit eu quelque influence sur l'esprit des bourgeois de Mottiers. De la maniére que ce Monsieur m'a fait l'honneur de me repondre, il me paroit que non, c'est tout ce que je desirois savoir [Corr. gén. de J.-J. Rousseau, t. XIII, p. 126-127].

Au début d'avril, l'intervention du Conseil d'Etat avait coupé court au débat. Le feu de paille sera éteint dans peu de jours, note Rousseau, et, en attendant tout Neuchâtel, toute la magistrature et tous les honnêtes gens [se] sont hautement déclarés pour moi, de sorte que je puis rester désormais plus libre en ce pays qu'en aucun autre de la terre. [Lettre de Rousseau à Mme de Verdelin, 7 avril 1765]

Et encore cette lettre adressée à d'Ivernois, le 8 avril

La chance commence à tourner extrêmement. Le Roi s'est si hautement déclaré, Milord Mareschal a si vivement écrit, les gens en crédit ont pris mon parti si chaudement que le Conseil d'Etat s'est unanimement déclaré pour nmoi... A Neuchâtel, toutes les Dames se sont déclarées en ma faveur. Le sexe dévot y traîne les Ministres par les boues... Notre chère lieutenante [Isabelle] continue à être mieux... Son mari et tout le prioré se sont donnés tant de mouvemens dans cette affaire et ont agi avec tant de chaleur et de sucçès que je leur suis obligé pour la vie.

Pauvre professeur, quelle levée de boucliers contre lui et contre la Classe en même temps. Pour les ennemis de celle-ci quelle belle occasion de rabaisser ses prétentions. C'est le lieu de parler ici des amis et des défenseurs de Rousseau, et d'examiner si leur zèle n'a pas pu être encouragé par d'autres motifs encore que celui de l'amitié. Qui sont-ils? Presque tous des gens en place, jouissant de l'amitié et de l'estime du Milord Maréchal et de la faveur de la Cour. Ce sont ces quelques Neuchâtelois, qui, au dire du gouverneur, sont bons sujets du roi. Le plus influent est sans doute Samuel Meuron, Conseiller d'Etat, dont les capacités sont hautement appréciées de Milord Maréchal. Rien ne pourra mieux avancer ses affaires et consolider la faveur dont il jouit à Berlin que de soutenir avec chaleur le grand Rousseau. Nommé procureur général, en octobre 1764, l'occasion est belle de témoigner sa reconnaissance. A son côté se tient Jean-Frédéric Chaillet, ancien Conseiller d'Etat, et dans l'affaire de la non-éternité des peines, chaud partisan de Ferdinand-Olivier Petitpierre. Sa violence l'a fait destituer de ses droits de bourgeois de Neuchâtel. On pense s'il aura saisi avec joie l'occasion de se venger de la Classe. Lié d'amitié avec Milord Maréchal, il le tient au courant des événements et ne se fait pas faute de verser de l'huile sur le feu. Le châtelain Martinet, Conseiller d'Etat, de fraîche date, depuis décembre 1764, sait qu'il n'a pas l'heur de plaire à Rousseau. Voilà qui est de nature à piquer son zèle. Quant aux d'Ivernois, père et fils, l'un Conseiller d'Etat, l'autre trésorier général, et au lieutenant Guyenet, ils se déclarent naturellement pour le bon papa d'Isabelle. Rousseau, on s'en souvient, avait appelé au chevet de la jeune Madame Guyenet, le célèbre Tissot. Pour tous ces personnages, la belle occasion de montrer leur dévouement au roi, dans une affaire où les droits de la principauté ne risquaient pas d'être touchés. Car il faut leur rendre cette justice, ils sont bons sujets du roi tant qu'ils peuvent rester bons Neuchâtelois. A côté de ces partisans considérables par leur influence, Jean-Jacques a en DuPeyrou et Abraham Pury les amis les plus dévoués. Ils ont appris à leurs dépens à connaître le caractère du citoyen. Très exigeant en amitié, pour un rien il est prêt à rompre. Aussi ne s'agit-il pas de prendre sa défense avec tiédeur. Si DuPeyrou est à l'abri de tout soupçon de brigue ou d'intérêt, il n'en est pas tout à fait de même pour le lieutenant-colonel Pury. Ce dernier était mal en Cour mais le titre de Conseiller d'Etat ne le laissait pas indifférent. La querelle de Rousseau avec le pasteur de Môtiers lui fournit un excellent moyen de se distinguer. Ceci n'est pas une supposition sans fondement puisque nous voyons le colonel nommé Conseiller d'Etat surnuméraire au mois de juillet, sur la recommandation de Jean-Jacques qui, du reste, s'en attribue tout le mérite.

Et le ministre de Môtiers ne comptait-il pas d'amis et de parents parmi les Conseillers d'Etat? Il en avait plusieurs mais s'ils prennent sa défense c'est avec la plus grande circonspection, et peut-être gardent-ils le silence. Montmollin n'est pas si prudent, si l'on en croit les relations adressées à Milord, il se démène et s'efforce d'ameuter ses paroissiens contre Rousseau, par ses sermons et dans des entretiens particuliers où il renforce les arguments tirés de sa raison par des arguments tirés de sa cave. Ses ennemis vont jusqu'à prétendre qu'il s'enivre tous les jours avec son camarade de débauche le maréchal-ferrant, et DuPeyrou dans une lettre à Rousseau le traite de paillard, d'ivrogne et de menteur. Retranchons ce qu'il y a d'exagéré dans ces accusations et admettons que le ministre de Môtiers n'observe pas dans ses sermons la réserve commandée par les circonstances.

Rousseau n'a-t-il rien fait pour exciter la population contre lui? Son intransigeance dans le scandale causé par son ami Sauttersheim a provoqué des commérages, lui a peut-être suscité des ennemis et il n'est pas si oublié pour qu'on n'en reparle pas. A quoi s'ajoute l'influence de la venimeuse brochure de Voltaire que Jean-Jacques a répandue imprudemment. Mais il s'est certainement suscité des ennemis en houspillant le commis de poste Jequier. Il le soupçonne d'ouvrir les lettres et les paquets qui lui sont adressés et communique ses doutes à DuPeyrou et à Pury. Le malheureux buraliste ne tarde pas à en éprouver les effets; il reçoit sa "ratelée" du colonel et DuPeyrou se plaint des infidélités de Jequier au châtelain Martinet et à Mrs Fischer, directeurs des postes. Si cela ne suffit pas, il ira se faire justice lui-même. "J'apprends, ajoute DuPeyrou qu'il [Jequier] est créature du Loup ou de la bête féroce de Môtiers. C'est une raison de plus de ne point s'endormir." [Lettre de DuPeýrou à Rousseau. 17 juin 1765.] Par un heureux hasard, j'ai trouvé aux Archives de l'Etat la minute d'une déposition faite par le buraliste incriminé. Le samedi 15 juin, un paquet venant de Pontarlier, à l'adresse de M. Rousseau, est parvenu ouvert. Le buraliste s'empresse de faire constater son innocence par le châtelain. Pierre Boy de la Tour lui sert de témoin et confirme la déposition de Jequier.

Le 1er paquet qui en sort fut un paquet qui estoit ouvert, et qui estoit à l'adresse de Mr. Jean-Jaques Rousseau, sur quoy la fille du dit Jequier di :à mon Dieu voicy toujours un paquet à l'adresse de Mr. . Jean-Jaques Rousseau qui est ouvert, vous en este témoin, la dessus, le déposant s'en alla tout de suite et en averty Mme LeVasseur, gouvernante de Monsieur Rousseau. [Pièces produites, Val-de-Travers, année 1765.]

La petite guerre à laquelle Rousseau ne craint pas de s'abaisser met la plume à la main de Jequier.

Monsieur,

Samedi dernier vous m'avez envoié vingt Batz pour 8 moys de Gazette que j'ay receu a conte de l'année et le reste vous me le paieré a la fin de l'année, come étant juste. Peu m'importe que vous en fassiés la lecture ou non, également vous êtes obligé de paie la gazette à son entière. ces sortes de convantion qui ne se font que pour lannée et n'on autrement.

Au mois d'octobre 1763 par vos ordres j'ay conduits une voiture de paille de froment pour couvrir votre chambre. Je vous prie Mr d'avoir la complaisance de m'en faire parvenir de lautre ou celle la si les souris ne l'on pas gattée, il y en avoit huit cent que jespaire vous me ferez parvenir à votre loisir, et come ayant l'honneur d'etre très sainsairement, Monsieur. votre très humble et très obeissant serviteur J. V. Jequiez.

A Motier le 1er 7bre 1765.

Rousseau répond aussitôt : A Motiers, le 2 septembre 1765. Je ne suis pas surpris. Monsieur, qu'un homme de votre sorte ait l'impudence de me redemander une paille dont vous eûtes honte de recevoir le payement lorsqu'on l'offrit, vu les fréquentes aumônes de toute espèce dont je comblois votre famille; mais je suis surpris que vous ayez oublié l'habit et veste qui vous fut remis pour votre fils, et qui paye au moins cinquante fois ladite paille. Lorsqu'il vous plaira de me payer cet habit, nous deduirons le prix de la paille. Quant à la gazette dont, par la même raison, vous receviez ci-devant le payement presque malgré vous, je cesse de la payer, parce que je cesse de la lire; et je cesse de la lire parce que, non-seulement vous ne me l'envoyez point selon votre devoir, mais que même ni moi, ni personne de ma part. ne peut approcher de votre maison sans être insulté, ce qui me met hors d'état de plus rien recevoir désormais par la poste. Recevez, Monsieur. mes très humbles salutations. J. J. Rousseau.

Mais surtout ce qui a envenimé les choses, c'est la Lettre écrite de Goa, oeuvre de DuPeyrou. Sortie de presse dans les premiers jours de juin, elle fut aussitôt largement répandue. Les quatre anciens favorables à Rousseau ne furent pas les derniers à la recevoir. Tandis que le châtelain Martinet épie les moindres paroles du pasteur de Montnwollin, signale dans ses rapports au Conseil d'Etat les allusions qu'il a cru remarquer dans les sermons du ministre, il garde le silence sur le pamphlet de DuPeyrou. Le parti pris est évident. Car c'est précisément après la publication de cette brochure et la défense indignée sans doute, mais modérée en somme, du pasteur de Môtiers, que Rousseau est en butte à des insultes et à des attaques.

Alors qu'il se promenait du côté de Chaux, Rousseau aurait été traité de faux-prophète et menacé d'un coup de fusil. Le manuel de justice du Val-de-Travers renferme le procès-verbal de l'enquête faite à ce sujet. Il est frappant de remarquer que les inculpés sont des faucheurs venus des Bullets ou du bailliage de Grandson. Ce sont David et Daniel Champot, David Yersin, Philibert et Jaques Lassieu, David Bugnon, tous originaires des Bullets, enfin David Chuva du bailliage de Grandson. Abram Clerc a été cité en sa qualité de guet de nuit. Le premier témoin, Nicolet dit Fély, a déclaré ne rien savoir sinon qu'il a entendu crier faux-prophète. David Chuva ne sait rien autre sinon qu'il a crié à David Champot faux-prophète parce que celui-ci avait prédit le mauvais temps. Ce qui ne s'était pas produit. David Champot confirme la déposition de Chuva. Celui-ci, accusé d'avoir crié: "Apporte-moi ce fusil, je veux tuer ce chien-là", reconnaît avoir prononcé ces paroles, mais c'est à la vue d'un chien qui passait. On peut suspecter la bonne foi des faucheurs, bien que leurs explications paraissent vraisemblables, il n'en reste pas moins que ce ne sont pas des habitants de Môtiers. Dans ce même procès-verbal, on trouve le rapport du châtelain Martinet sur les désordres affreux et voies de faits commis contre la maison de M. Rousseau, dans la nuit du dimanche 1er septembre au lundi. Mme de Verdelin qui a dû être réveillée par le bruit des pierres lancées contre les fenêtres de sa chambre ne fait pas mention de cet événement dans la lettre qu'elle écrit à Jean-Jacques, aussitôt arrivée à Besançon, ni dans les lettres suivantes. Et pourtant on la voit, en d'autres occasions, prendre une vive part aux chagrins de Rousseau. Celui-ci dans ses Confessions lui reproche son silence et l'accuse d'avoir considéré les événements avec indifférence. Quant à la fameuse lapidation qui se produisit dans la nuit du vendredi 6 au samedi 7 septembre, après un jour de foire, elle mériterait un examen approfondi. Le manuel de la justice de Travers renferme le procès-verbal de l'enquête et les dépositions des témoins, sauf celles de Jean-Jacques et de sa gouvernante. Ces deux dernières ont été publiées par Jansen. Je me bornerai à quelques remarques. Pourquoi n'a-t-on pas cité, outre Rousseau et Thérèse, la servante du capitaine Guyenet, dont on connaît le rôle, et les plus proches voisins, l'ancien procureur général d'Ivernois, par exemple. Si ces derniers n'ont pas été réveillés par le bruit du gravier et du mortier jetés sur la galerie, ils ont pu le lendemain constater le corps du délit. En comparant le texte du rapport du châtelain, le récit de Rousseau, dans ses lettres et ses Confessions avec le procès-verbal de l'enquête, on relève des exagérations de la part de Martinet et de Jean-Jacques. Le volume de la pierre varie d'un texte à l'autre. Il ne serait du reste pas difficile de démontrer que certains détails sont invraisemblables. Enfin il est assez curieux que la promesse de 50 écus blancs de récompense à qui décélerait ou donnerait des indices sur les coupables reste sans effet.

Dans cette étude, beaucoup trop sommaire en regard des faits et des textes à examiner, je n'ai pas répondu à toutes les questions ou objections soulevées par le débat. J'ai dû me borner à mentionner sans les analyser le pamphlet de DuPeyrou et la réponse du pasteur de Montmollin. Mais les textes que j'ai cités, et que je n'ai pas choisis en vue d'une thèse à défendre, tous ceux que j'ai laissés de côté ont la même virulence, réfutent d'avance le point de vue de DuPeyrou. C'est pourquoi, je crois pouvoir conclure en disant que ce n'est pas assez de plaindre et d'absoudre le pasteur de Montmollin. On peut à bon droit le considérer comme une victime de Rousseau et de ses amis. Car rien dans sa conduite ne justifie les odieuses calomnies répandues sur son compte. On ne lui a pas même fait un mérite de sa modération dans sa défense. Il est vrai qu'il n'était que pasteur et que Rousseau était chrétien. A ce dernier seul il était permis de se livrer à de basses attaques personnelles. Pour nous, qui ne réclamons aucun titre, reprenant la formule de Fritz Berthoud, nous plaindrons l'homme malheureux dans cet écrivain de génie, sans nous croire obligé de le juger. Et c'est parce que nous rendons hommage à son génie que, loin d'admirer la lettre du 8 août 1765, nous plaignons son auteur de l'avoir écrite et publiée avec la deuxième lettre de DuPevrou, jugée par un frère du fameux F.-O. Petitpierre comme une sanglante injure.

Claire Rosselet            

Musée neuchâtelois 1923, p. 146-155, 193-204