FRAGMENTS DU JOURNAL INÉDIT DE FRANÇOIS DE MONTMOLLIN

1848-1856

(Troisième partie)
 publié dans le Musée Neuchâtelois 1937 (pages 186-196 et 247-254)
 

François de Montmollin, 1802-1870 En reprenant cette publication, il convient de rappeler que l'auteur a rédigé son journal à la fin de sa vie, sous forme d'un résumé de ses notes quotidiennes qui sont, comme on le verra, fréquemment reproduites textuellement.

On trouve, comme précédemment, en marge du récit principal, de nombreuses allusions aux incidents petits et grands de la vie publique et de la vie de famille. Mais ici, à part quelques brèves parenthèses, c'est aux récits des événements politiques de la période allant de la révolution de 1848 à la tentative contre-révolutionnaire de 1856, que nous bornerons nos citations.

Peut-être n'est-il pas inutile, pour faciliter l'intelligence des pages qui suivent, de chercher à caractériser le rôle et l'activité de François de Montmollin au cours de cette période, période dont il convient aussi de remémorer l'essentiel au point de vue de la politique neuchâteloise. Sitôt délié de son serment par le roi, F. de Montmollin se rallie au nouveau régime et s'apprête à revêtir des postes officiels dans la magistrature. Il devait être assez persona grata auprès des républicains, puisque son nom avait même été mis en avant pour le gouvernement provisoire. Il ne tarda pas en effet à occuper différents postes, comme nous le verrons plus loin, jusqu'au jour où se produisit l'événement suivant:

C'est à cette époque (8 septembre 1849) que mon oncle Coulon me fit part de sa résolution de demander son congé de directeur de la Caisse d'épargne, en me demandant si je ne voudrais point consentir à ce qu'il me proposàt à la direction pour le remplacer. Cette ouverture me mit dans une véritable perplexité. D'un côté, je ne me sentais ni les forces ni les capacités nécessaires pour remplacer l'homme éminent qui, pendant 35 ans de sa vie, avait tout sacrifié pour l'établissement de la Caisse d'épargne (car il en était le fondateur) et pour la faire marcher convenablement. Je craignais la méfiance du public, qui savait parfaitement ce qu'il allait perdre, sans prévoir comment cette perte serait réparée; je savais enfin que le président de la direction, M. de Sandoz-Rollin, verrait ce changement de fort mauvais oeil, et j'avais lieu de croire que jamais il ne consentirait à conserver la présidence si je devenais directeur, attendu que depuis longtemps déjà il me témoignait un grand éloignement. D'un autre côté, je désirais ardemment avoir un prétexte pour quitter la Cour d'appel dont les allures ne me convenaient pas et abandonner complètement la carrière politique ou administrative qui ne me procurait que des désagréments puisque, aux yeux de certaines personnes, j'étais trop républicain, tandis que j'étais trop royaliste ou conservateur pour le parti gouvernemental. Je pensais aussi qu'en acceptant l'offre qui m'était faite, je pourrais consacrer le reste de ma vie à être utile à mon pays et cela d'une manière complètement gratuite. Enfin, mes amis et le public n'auraient plus d'occasions aussi directes (je le croyais alors) de s'occuper de mes faits et gestes, politiquement parlant. Je me décidai donc à dire oui, mais après avoir encore consulté à ce sujet plusieurs de mes amis, qui m'approuvèrent complètement dans ma détermination.

Cette situation de directeur de la Caisse d'épargne fut en effet pour Montmollin comme un refuge bienvenu contre les bourrasques de la politique, ce dont il fait du reste l'aveu en toute franchise. Comme nous l'avons vu précédemment, il ne recherchait pas la lutte ni les responsabilités, il n'avait pas la stature d'un tribun : c'était un scrupuleux et un consciencieux. Ce major de carabiniers avait une âme paisible et une nature conciliante : il n'aspirait qu'à l'union et à la concorde. Le nouveau directeur de la Caisse d'épargne, enchanté donc de rompre définitivement avec la carrière officielle de magistrat, va du reste, comme nous le verrons incidemment en cours de route, s'occuper de bien d'autres institutions d'utilité publique, à côté de la Caisse d'épargne. Quant à cette période de 1848-1856, au point de vue de la politique neuchâteloise, on peut, nous semble-t-il, la caractériser ainsi: Un pouvoir républicain encore hésitant et maladroit se sentant constamment guetté par une contre-révolution menaçante et par une opposition très forte, et qui l'aurait été bien plus encore si elle n'avait été divisée. A l'extrême droite, le "Cabinet noir et ses partisans "les royalistes ou abstentionnistes", comité plus ou moins occulte, composé surtout d'anciens conseillers d'Etat, à l'exception pourtant du principal d'entre eux, l'ancien président Fréd.-Alex. de Chambrier, flanqué de son alter ego H.-F. Calame, également ancien conseiller d'Etat, que nous verrons bientôt entrer en conflit avec le dit Cabinet noir. D'autre part, les anciens royalistes qui, renonçant à ce vocable, se réclamaient du titre de conservateurs. Tout en regrettant sincèrement la domination de la maison de Brandebourg, ceux-ci se rendaient compte de l'impossibilité d'une restauration dont le caractère précaire, à leur avis, ne pourrait être que l'origine de nouveaux troubles, voire d'une nouvelle révolution, cause elle-même de nouvelles haines.

Ces derniers tendaient à obtenir du roi un acte de renonciation, seul moyen d'enlever aux ultras leurs derniers espoirs, puis à se rallier franchement au nouveau régime. Ils préconisaient la fusion (mot qui reviendra fréquemment) des dits conservateurs avec les éléments républicains modérés pour lutter contre ce qui leur paraissait menacer particulièrement l'avenir du pays : un radicalisme jacobin, capable de tous les excès.

Parmi les "fusionnistes" nous trouvons tout naturellement F. de Montmollin. Voici, en date u 5 mars 1852, un exemple typique de profession de foi:

Grand Dieu! où allons-nous et dans quel piège nous a-t-on fait tomber? Quelles sont les vues de ces gens qui nous précipitent dans l'abiuie, parce que, disent-ils, plus anal les affaires iront, mieux cela sera? Ont-ils encore quelque espérance d'une restauration désormais quasi impossible et ne pensent-ils plus à leur pays? Ne se trouvera-t-il pas enfin un homme assez indépendant pour faire un appel à la fusion des honnêtes gens royalistes et républicains, et ne pourra-t-on pas en définitive arborer le drapeau neuchâtelois sans arrière-pensée? Là et là seulement est le salut de notre pauvre pays, c'est mon intime conviction.

Aussi les pages qu'on va lire nous donneront-elles souvent l'écho du désarroi régnant chez tous ces anciens royalistes, des tiraillements qui se manifestaient constamment entre ce qu'on peut appeler les "royalistes", et les "conservateurs". Nous avons vu les tentatives de rapprochement entre royalistes et républicains, avant 1848, par le moyen des banquets de conciliation [Voir Musée neuchâtelois, 1929, p. 72.]; ce moyen ne semble pas avoir eu plus de succès après 1848: la distance séparant ultra-royalistes et conservateurs modérés étant tout aussi difficile à franchir. Il en fut ainsi pour un grand dîner offert le 18 septembre 1849, à Cormondrèche, par le président de Chambrier. En résumé, toute cette période de notre histoire n'est faite que d'une succession d'espoirs toujours renaissants du Cabinet noir en une prochaine restauration, suivis de nouvelles désillusions. Nous reprenons notre publication au matin du 1" mars 1848 où nous l'avions interrompue [Voir Musée neuchâtelois, 1929, p. 12.].

En me rendant en ville, pour voir ma mère, qui était très émotionnée de tout ce qui se passait, je vis, devant le Faucon, une colonne de républicains du Val-de-Travers qui était arrivée dans la nuit. On commençait à afficher des proclamations du gouvernement provisoire. On cantonnait les troupes et j'eus pour ma part six carabiniers et un artilleur. Dans l'après-midi, la présence simultanée en ville de la garde de sûreté et des républicains donnant lieu de craindre qu'il y eut des collisions, on licencia la première sur les instances du gouvernement provisoire, qui ne donnait pas encore des ordres.

Cependant le Conseil d'Etat du roi siégeait encore chez son président. Que faisait-il ? Je l'ignore. Quoiqu'il en soit, cette circonstance portait ombrage au gouvernement provisoire qui ne pouvait supporter l'idée, et cela se conçoit, de sentir un autre pouvoir siégeant à côté de lui. Je crois, cependant je n'en suis pas certain, qu'il fit signifier au Conseil d'Etat l'ordre de se dissoudre et que celui-ci refusa. Mais ce qu'il y a de positif, c'est que, vers six heures, le docteur Georges DuBois, accompagné d'un détachement de carabiniers, se rendit chez M. de Chambrier et signifia aux membres du Conseil qu'ils eussent à le suivre. Ceux-ci annoncèrent qu'ils cédaient à la force et se laissèrent conduire au château où ils furent emprisonnés dans l'appartement de M. le gouverneur, à part M. Delachaux qui, ayant siégé jusqu'à trois heures, était retourné à Valangin.

Enfin, j'appris encore dans la journée que, la veille, lors de la nomination du gouvernement provisoire à la Chaux-de-Fonds, j'avais été proposé pour en faire partie, mais que sur l'observation qui fut faite que j'étais lié par un serment au Roi, on avait abandonné cette idée.

Le 3 mars, on apprit que des commissaires fédéraux étaient arrivés la veille au soir. Dans la journée, les ambassadeurs étrangers et entre autres M. de Sydowv quittèrent Neuchâtel. Dans l'après-midi, je vis passer au Faubourg, retournant chez eux, les gens du Val-de-Saint-Imier qui avaient aidé à opérer le mouvement. Il paraît que l'on avait eu assez de peine à se débarrasser d'eux et qu'on n'y avait réussi qu'en leur faisant hommage des piques appartenant à la bourgeoisie de Valangin, ainsi que des deux canons que le Roi avait offert à ladite bourgeoisie, en commémoration des événements de 1831. Ils emportèrent ces objets en guise de trophées. Bienheureux encore de les voir déguerpir même à ce prix, car pour la plupart c'étaient de fières racailles.

En attendant, la position du gouvernement provisoire n'était pas couleur de rose. Non seulement il avait à désorganiser, mais encore à réorganiser, ce qui lui était difficile, étant donné que la grande majorité des fonctionnaires, même les plus infimes, lui refusaient leur coopération, liés qu'ils étaient par leur serment au Roi; mais il était encore en proie à des craintes et des alarmes continuelles eu égard aux bruits de toute nature que l'on faisait courir. Tantôt il était question de mouvements contre-révolutionnaires qui s'organisaient en secret, tantôt c'étaient des bruit d'intervention, ce qui nécessita dès le 4 mars la mise sur pied de troupes plus ou moins régulières puisqu'elles se trouvaient presque sans officiers, attendu que ceux-ci étaient, quant au serment, dans la même position que les fonctionnaires civils.

Aussi dans son embarras, le gouvernement cherche-t-il à s'étayer des conseils et des concours d'anciennes notabilités révolutionnaires de 1831 entre autres du colonel Courant, de Reussinger et de Gaullieur qui furent mandés à Neuchâtel. Ces messieurs arrivèrent en effet le 5 mars, mais les deux derniers repartirent presque immédiatement, soit qu'ils trouvassent la position trop difficile, soit qu'ils ne voulussent plus se mêler de politique. Quant au colonel Courant, il fut chargé de la réorganisation et du commandement momentané des troupes.

Dans la même journée du 5, le drapeau fédéral fut arboré à l'Hôtel de Ville en l'absence des Quatre Ministraux, lesquels d'ailleurs n'auraient pas pu s'opposer à cette manifestation. Quelques maisons particulières, mais en petit nombre, se pavoisèrent également.

Pour ce qui me concerne, dans cette journée, je pris la résolution de ne plus me mêler de la juridiction de Valangin, tant que je ne serais pas délié de mon serment, et j'en écrivis dans ce sens à mon secrétaire, M. Gaberel, en l'engageant à agir de la manière qui lui paraîtrait la plus convenable.

Le 6, M. Alexandre de Chambrier, qui était toujours gardé à vue à la Chaux-de-Fonds, fut ramené à Neuchâtel et incarcéré au château avec ses collègues. Restait M. Delachaux, qui avait déjà fait la tentative, mais sans succès, de partager le sort commun.

Le 7 et le 8, des commissaires fédéraux étant arrivés en la personne de MM. Blanchenay (Vaudois) et Migy (Bernois), cet honorable conseiller d'Etat fit auprès d'eux les démarches les plus sérieuses pour être lui aussi placé sous les verrous. Il insista même d'une manière fort impérative, mais sans succès, quoiqu'il eût positivement déclaré que dans la dernière séance du Conseil d'Etat il s'était prononcé pour une défense à toute outrance.

Quelle était la raison de ce refus d'incarcération? On ne l'a jamais su positivement, mais j'ai toujours supposé l'un des deux motifs suivants: ou bien on craignait d'exaspérer les bourgeois de Valangin, ou bien, ce qui me paraît plus probable, c'est qu'il avait dans le gouvernement provisoire des amis et connaissances intimes, qui se seraient trouvés fort mal à l'aise de le sentir lui en prison, porte à porte avec eux au pouvoir.

Si je suis entré dans quelques détails sur cette circonstance, c'est pour faire tomber une fois pour toutes les soupçons qui avaient planés sur M. Delachaux tendant à le faire considérer comme ayant en quelque sorte demandé grâce et sollicité la faveur de ne pas partager le sort de ses collègues, tandis que c'est tout le contraire qui eut lieu.

Pour liquider ici cet incident Delachaux, donnons-en, par anticipation, l'épilogue :

Le 1er décembre 1849, les anciens conseillers d'État, à l'exception de M. Delachaux, reçurent du Roi une grande médaille en or accompagnée d'une lettre, en date du 15 octobre, comme témoignage de satisfaction de Sa Majesté pour la fidélité dont ils avaient donné tant de preuves, et dont ils avaient été punis par la république au moyen d'une détention de 6 semaines. Le contenu de la lettre n'a jamais été connu du public. Je crois avoir deviné le secret de cette non-publicité. D'abord après sa réception, l'on annonça très haut que la restauration était proche et que jamais le Roi, ni le prince de Prusse, n'abandonneraient la principauté. Or quelques jours après, j'appris qu'en effet le Roi s'exprimait dans ces termes, mais je sus aussi que dans la lettre se trouvait cette phrase malencontreuse: Mais que l'époque ne peut étre déterminée. De là un silence assez significatif, ce me semble.

L'on a vu par ce qui précède que M. Delachaux avait été omis dans la distribution de la médaille, et cela eu égard essentiellement à ce qu'il n'avait pas partagé la détention de ses collègues. Je fus excessivement peiné de cette exception et j'appris en même temps de source certaine que cela faisait en général un très mauvais effet, surtout dans la bourgeoisie de Valangin. Je crus devoir dans cette occasion me mettre en avant et faire mon possible pour que cette injustice fût réparée, parce que, comme je crois l'avoir déjà dit à l'occasion des événements de 1848, je savais que si M. Delachaux n'avait pas été incarcéré, ce n'était nullement sa faute et que, si l'on ne voulait pas aliéner au Roi une bonne partie de la population, il fallait avoir quelques égards pour un homme qui naguère encore avait été le plus ferme soutien de la bourgeoisie de Valangin. Je fis donc toutes espèces de démarches: j'écrivis à M. de Pourtalès, à Greng, je m'approchai de M. Calame, puis, sur son conseil, de M. de Chambrier, auxquels je représentai l'effet déplorable que ferait l'exception. Ces messieurs parurent m'écouter avec attention, sans me dire cependant quel était le fond de leur pensée; mais le fait est que (je ne sais si je dois m'en attribuer le mérite) peu de semaines après, M. Delachaux reçut la médaille avec une lettre du Roi que je transcris ici parce que j'ai lieu de croire que fort peu de personnes en ont pris connaissance.

Avant cette transcription je dois ajouter encore que comme protestation, M. Delachaux avait été, le 16 décembre, élu au Grand Conseil par le collège de la Côte-aux-Fées, collège éminement royaliste et cependant ne comptant dans son sein que peu ou point de bourgeois de Valangin.

Lettre à M. de Chambrier:

Monsieur le Baron,

Ayant appris que c'est sans sa faute qu'un des membres du Conseil d'Etat de ma principauté de Neuchâtel, M. Delachaux, a été exclu de la captivité de ses collègues et qu'il a même en vain réclamé d'y prendre part; je vous fais parvenir ci-joint, pour ce digne fonctionnaire, la même distinction que, le 15 octobre dernier, j'ai conféré aux conseillers d'Etat emprisonnés le 2 mars 1848. En la lui remettant, exprimez-lui aussi tout le plaisir que m'a fait éprouver la manifestation courageuse de la fidélité des bourgeois de Valangin qui, sous son habile direction a eu lieu sur la place d'armes d'Engollon.

Charlottenbourg, 31 janvier 1850.

Frédéric Guillaume.

Le 9 mars, je reçus l'ordre du directeur militaire, ou d'adhérer à la république, ou de renvoyer mon brevet de major. Je répondis sur le champ que je n'adhérais pas, et que mon brevet m'ayant été donné par le Roi, je ne le remettrais à personne sans son ordre.

Du 11 au 15, aux inquiétudes résultant des événements intérieurs venaient s'ajouter les anxiétés produites par l'état général de l'Europe. L'état de désorganisation dans lequel se trouvait la France faisait baisser les fonds publics d'une manière tellement sensible qu'il y eut, en moins de 15 jours, une différence de 60% dans les cours des différentes valeurs. L'Allemagne commençait à s'agiter et c'est sans doute à cette circonstance que nous dûmes, en partie au moins, de ne rien recevoir de Berlin, ce qui continuait à laisser les anciens fonctionnaires dans la plus triste des positions. Ce silence avait d'ailleurs des inconvénients plus graves, à mesure que cela permettait à de certaines personnes d'entretenir dans une partie de la population des espérances d'intervention qui ne laissèrent pas que d'exciter la classe des vignerons essentiellement.

Aussi le 12, on cria dans les Chavannes: Vive le Roi et on chanta la Sagnarde [consulter l'article que lui a consacré Paul Jacottet dans le Musée neuclaitelois. 1914, p. 193-112].

De là appel aux armes et conflit qui coûta la vie à deux hommes inoffensifs, dit-on. Ce conflit aurait pu avoir même des suites incalculables puisque le commandant Courvoisier allait donner l'ordre de tirer sur la ville, lorsqu'il en fut empêché par le directeur militaire, Dr Georges Du Bois.

Le 15, 400 personnes assistèrent au convoi funèbre d'un certain Monnard tué dans l'échauffourrée du 12...

... Comme on était toujours dans la même incertitude sur les mesures qui devaient être prises à Berlin à l'égard de Neuchâtel, l'agitation allait son train, surtout aux Montagnes. Aussi, le gouvernement pour assurer la tranquillité dans cette partie du pays, jugea-t-il convenable de prendre des otages dans les localités les plus gangrénées, c'est-à-dire la Sagne, le Locle, la Chaux-de-Fonds et la Brévine. Ces otages furent tout simplement transportés au château de Travers, sans le consentement des propriétaires... L'emprisonnement de ces otages, qui étaient au nombre de cinq avaient répandu une certaine inquiétude dans les populations et dans leurs familles, lesquelles, le 21 mars, m'expédièrent deux personnes de La Sagne pour me prier d'intercéder en leur faveur. J'acceptai cette mission, quoique je ne m'en souciasse pas le moins du monde, et pour la remplir aussi convenablement que possible, je me décidai à demander une audience au président Piaget, en le priant de la fixer soit au château, soit dans son domicile, dont alors le siège était dans la maison Borel, Place des Halles...

... Sur ces entrefaites, le président Piaget m'avait fixé une audience pour le 26, à 8 heures du matin. Je me rendis en conséquence à son domicile, et voici ce qui s'y passa: Je commençai par m'acquitter de la commission relative aux otages. Sur ce point il me donna l'assurance positive qu'ils étaient et qu'ils continueraient à être bien traités et qu'ils pourraient communiquer librement avec leurs familles mais par écrit, ce dont j'informai immédiatement les personnes intéressées.

Je profitai de cette circonstance pour entretenir M. Piaget de différentes autres choses qui me tenaient fort à coeur, et entre autre de la détention prolongée des anciens conseillers d'Etat. A cet égard, il me donna l'espérance que leur captivité ne serait plus bien longue, et qu'en attendant on faisait tout ce que l'on pouvait pour l'adoucir; qu'en tout cas on leur permettait de prendre l'air et de se promener au donjon.

Je lui parlai aussi de la position des royalistes, laquelle n'était réellement plus tenable eu égard au manque de nouvelles de Berlin. Il me répondit qu'il déplorait plus que personne cet état de choses auquel, quant à lui, il ne pouvait porter remède: que tout ce qu'il désirait, c'est que les royalistes pussent dans un avenir prochain prêter leur concours à la république: "Nous sommes en pleine Gironde, ajouta-t-il, tâchons de ne pas arriver à la Montagne, ce qui est à craindre si vous ne nous tendez pas la main".

Hélas! il prévoyait bien ce qui ne devait pas manquer d'arriver, et à cet égard je partageais les mêmes craintes, mais qu'y faire? Malheureusement on était encore lié...

En résumé, l'impression qui me resta de cette conversation fut celle-ci: c'est qu'alors, M. Piaget était sincère, lorsqu'il disait désirer ardemment le concours des royalistes, mais qu'au fond de tout cela existait la crainte (qui ne s'est trouvée que trop bien fondée) d'être débordé dans la Constituante par des gens à idées plus avancées et plus radicales.

Le 29 mars eut lieu le licenciement des carabiniers en garnison à Neuchâtel. J'assistai par hasard à cette opération, et je fus touché des témoignages d'affection que la plupart d'entre eux me témoignèrent une fois les rangs rompus.

Le 7 avril arrivèrent enfin les premières nouvelles officielles de Berlin, et l'on apprit, non sans une grande satisfaction, que par rescrit du premier de ce mois, les conseillers d'Etat avaient été relevés de leur serment, circonstance qui devait nécessairement avoir une grande influence sur leur prochaine mise en liberté.

Le 10, on reçut enfin un deuxième rescrit, en date du 6, qui relevait de leur serment tous les Neuchâtelois. Cette pièce, dont le contenu et les termes ont été dès lors tellement controversés par l'esprit de parti, fut cependant trouvée si claire dans le commencement, que le jour même de sa réception eut lieu, dans la grande salle de chant du gymnase, une réunion de 100 fonctionnaires tant civils que militaires, lesquels, à l'unanimité moins deux voix: celles de MM. de Perrot-Reynier et Philippin, décidèrent que leur concours, franc et loyal, était dorénavant acquis au gouvernement provisoire, ce qui lui serait annoncé par une députation de six membres, qui fut reçue le lendemain 11, à 8 heures du matin. Cette députation était composée de MM. de Meuron, ancien banneret et colonel, François de Montmollin, Alphonse Coulon, ancien lieutenant de ville, Girardet et Jeanjaquet, capitaines de carabiniers (je ne me rappelle pas le none du sixième).

C'est Meuron qui porta la parole et qui dit entre autre qu'après une pareille démarche, il espérait que les membres de l'ancien Conseil d'Etat ne tarderaient pas à être remis en liberté, sur quoi, j'ajoutai que pour ce qui me concernait, c'était une condition sine qua non. Quoiqu'il en soit, la députation fut reçue avec plaisir et reconnaissance, mais il y fut répondu, quant à la libération, que le gouvernement n'était pas le maître de l'ordonner, que c'était à la Constituante, mais qu'il ferait ce qu'il pourrait. - On verra par la suite comment l'on conclut de part et d'autre ce concours franc et loyal, offert et accepté.

Cependant la libération fut prononcée le 12, moyennant toutefois un cautionnement qui fut immédiatement donné par 15 ou 20 personnes dont je faisais partie. L'original de ce cautionnement doit être dans les papiers de la famille Chambrier, ou au moins une copie authentique.

Il fut ensuite décidé que les conseillers d'Etat seraient rendus à leur famille dans la journée du 13. Ce jour-là, d'abord après dîner, M. Piaget me fit chercher et je me rendis immédiatement au château. Le but de cet appel était de m'annoncer que ces messieurs sortiraient à 7 heures du soir, mais qu'il me priait de faire en sorte qu'il n'y eut aucune manifestation en leur faveur. Je fis les démarches nécessaires et tout se passa très tranquillement, aucune démonstration bruyante n'eut lieu, mais chacun se découvrit avec respect à leur passage, qui eut lieu du reste par des rues différentes...

Le 19, je fis visite à M. de Wesdehlen. Nous eûmes une conversation relative au concours offert au gouvernement provisoire, et il ne me cacha pas que ce concours donné au Provisoire ferait un déplorable effet et il m'engagea à en aller parler à M. Alexandre de Chambrier chez lequel je me rendis en effet. Celui-ci abonda dans le sens de Wesdehlen, et me dit que lui et ses collègues avaient hautement désapprouvé la démarche faite le 11.

Cependant je n'étais pas convaincu et je pris le parti de convoquer chez moi pour le lendemain 20, un certain nombre d'anciens officiers de juridiction, pour leur exposer ce que dessus. Malgré l'opinion émise par MM. les conseillers d'Etat, tous mes collègues présents, à l'exception d'un seul, furent d'avis que le concours était commandé par les circonstances. Quant à l'opposant, il voulait aussi donner son concours mais comme simple citoyen et non point comme fonctionnaire, ou, tout au moins, pas comme officier de juridiction.

Le 22, je fus appelé au château pour m'entendre avec le Provisoire sur la juridiction de Valangin dont on désirait me redonner la direction en qualité de président du Tribunal civil et criminel. J'obéis à la citation, mais pour combattre cette idée et prier le gouvernement de ne pas donner suite à son projet, au moins pour le moment. Je fondais mon opinion sur les raisons suivantes:

1. Comme on était à la veille de se prononcer sur la Constitution, et que par conséquent le Provisoire allait cesser, il me semblait qu'il était inutile de rien statuer avant la réunion du futur Grand Conseil, car puisque depuis deux mois les affaires marchaient tant bien que mal, on pouvait bien aller comme cela pendant quelque temps encore.

2. Que tant que le Provisoire n'aurait pas fait place à un ordre de choses régulier, il y aurait nécessairement des conflits entre l'autorité administrative révolutionnaire et l'autorité judiciaire royaliste ou conservatrice, surtout dans un moment où l'on procédait avec une telle intimidation qu'il était à ma connaissance que dans des communes presque exclusivement royalistes on se servait de toutes espèces de moyens, même de moyens de contrainte, pour faire signer la pétition contre les anciens conseillers d'Etat.

3. Que j'avais entendu dire que les fonctions administratives devaient être conférées à un homme tellement taré qu'il me serait impossible de soutenir aucune relation avec lui.

4. Et enfin que je savais que l'intention du gouvernement était de changer quelques-uns des membres de la cour de justice, que sous ce point de vue encore je ne pouvais aucunement donner mon adhésion à la mesure, parce que je ne consentirais jamais à siéger avec d'autres hommes que ceux avec lesquels j'avais l'habitude de travailler.

Après m'avoir entendu, le gouvernement m'annonça qu'il renoncerait volontiers aux deux dernières mesures indiquées, mais comme je persistai dans ma résolution à cause des deux premières, cette entrevue n'eut aucun résultat et je repartis du château comme j'y étais arrivé.

Bien est-il vrai que dans ce moment-là j'étais encore sous l'impression des conversations que j'avais eues avec MM. de Wesdehlen et Alexandre de Chambrier. Je savais en outre que leur opinion était partagée par la grande majorité, si ce n'est l'unanimité de leurs collègues, dans ce sens: c'est qu'ils envisageaient qu'il ne fallait accepter aucune fonction du Provisoire tout en étant au contraire d'avis qu'aussitôt que les affaires seraient régularisées par la nomination d'un Grand Conseil, ce serait alors le moment de donner le concours franc et loyal dont il avait été question dans l'audience du 11.

Telle fut (je dois pourtant le dire) la raison prépondérante qui m'engagea à décliner les ouvertures du gouvernement, car il m'aurait été trop pénible de me placer en quasi hostilité avec tous mes anciens supérieurs.

Les circonstances de la votation du 30 avril 1848 sont connues. On en trouve un récit détaillé dans les Mémoires politiques de Grandpierre, entre autres. Cela nous dispense de reproduire des pages que le Journal y consacre, sauf peut-être ce passage:

Il y eut plusieurs réunions de conservateurs pour aviser à la conduite à tenir. On était unanime pour se prononcer par la négative sur la seconde question (acceptation de la Constituante en bloc, comme le Grand Conseil). Quant à la première (rejet ou acceptation de la Constitution), les avis étaient grandement partagés et un assez grand nombre de personnes, parmi lesquelles je comptais, voulaient accepter, pour faire cesser le Provisoire d'abord, et ensuite pour ne pas augmenter par un rejet une agitation menaçante qui se traduisait déjà par des actes d'un arbitraire intolérable...

Ce fut donc le premier mai que l'on apprit par le canon officiel, que les deux propositions avaient été acceptées par le peuple, la première à une grande majorité, la deuxième avec 600 voix seulement [D'après Grandpierre: 5813 oui et 4395 non pour la première question soumise au suffrage populaire, et 5487 oui et 4679 non pour la deuxième].>

Puisque au "Provisoire" succédait une autorité légalement désignée par la majorité des suffrages populaires, Montmollin allait pouvoir satisfaire son désir de collaborer en acceptant les charges qui lui seraient offertes. Sans doute l'entrevue qu'il relate dans son Journal contribuat-elle à lever ses derniers scrupules :

Le 8 mai 1848 mourut d'une manière à peu près subite, le comte Louis de Pourtalès, ancien président du Conseil d'Etat. Peu de jours avant sa mort, je l'avais rencontré et j'avais profité de cette entrevue, qui devait être la dernière, pour lui demander conseil sur la manière dont je devais me conduire, politiquement parlant. Sa réponse avait été nette et catégorique: "Sers ton pays, me dit-il, sans trop t'inquiéter du gouvernement qui sera à sa tête. Ne fais pas comme les patriciens bernois en 1831, qui ont tout perdu parce qu'ils s'étaient fourrés dans la tête que jamais la république ne pourrait marcher sans eux". Plus tard j'ai profité du conseil qui était d'ailleurs parfaitement d'accord avec mes sentiments.

C'est de cette époque essentiellement que date la grande scission dans le parti conservateur; les uns voulant prendre part aux affaires, les autres, qui sont devenus le "Parti noir", voulant agir comme les patriotes bernois et tenant à peu près le même langage: "Laissons la république se tuer par ses excès - disaient-ils - plus les affaires iront mal et mieux cela vaudra. On finira alors par nous supplier de reprendre les rênes du gouvernement". Raisonnement mirobolant, qui devait aboutir au 3 septembre de funeste mémoire.

Nommé, en août (le la même année, juge à la nouvelle Cour d'appel, installée le 29 septembre, F. de Montmollin est appelé à la présidence de la Chambre des appels correctionnels. Quelques semaines auparavant, le 26 août, l'enterrement de l'ancienne Cour de justice de Valangin nous est raconté de façon assez pittoresque :

Je vins me mettre à table avec mon ancienne Cour de justice qui me témoigna la plus grande affection. Il est vrai que j'avais jugé convenable d'offrir quelques bouteilles de bon vin, qui furent peut-être pour quelque chose dans ces démonstrations. Quoiqu'il en soit, ce dernier repas fut désigné sous le nom de repas d'enterrement. En effet nous enterrions bien et dûment la Cour de justice de Valangin.

A la même époque, nommé président du comité de l'impôt extraordinaire, il nous donne le récit de la perception du premier terme de cet impôt, le 25 septembre: "Ce qu'il y a de positif, c'est que si dans tout le pays on avait mis autant de bonne foi dans les indications qu'à Neuchâtel, il y aurait eu amplement de quoi payer la dette, mais je crains bien que cela ne soit pas le cas". [Il s'agit de l'impôt progressif levé pour éteindre la dette de 300'000 livres de Suisse, contractée pour acquitter l'amende dont la Diète fédérale avait frappé le pays de Neuchâtel, qui avait refusé un contingent dans la guerre du Sonderbund.]

Il faut citer encore, parmi les autres occupations de Montmollin, en cette fin d'année 1848: les séances de la commission de la nouvelle Banque cantonale, de la Commission du feu, de la Maison des orphelins, etc., sans parler des fonctions d'avoyer de la Compagnie des pêcheurs :

Le 25 novembre, je fus nommé avoyer de la Compagnie des pêcheurs, en remplacement de M. l'ancien maire de Neuchâtel A.F. de Perrot, démissionnaire. Dans les pourparlers qui avaient eu lieu avant ma nomination, j'avais déclaré n'être prêt à accepter que si l'on supprimait le dîner annuel, dans lequel, de toute ancienneté, on portait la santé du Roi. Voici comment cela se passait: on remplissait les coupes et on se les passait d'un convive à l'autre. Chaque personne tenant la coupe dans la main droite disait avant de boire: "Au Roi" puis il buvait et en tendant le vase à son voisin, il criait: "Vive le Roi" - Or, comme la grande majorité des membres n'aurait pas voulu boire de la même manière à la république, le repas fut aboli et remplacé par une distribution d'argent comme cela se passait déjà dans les autres corporations... Le 6 décembre, jour de Saint Nicolas, eut lieu, comme d'ordinaire, la réunion de la Compagnie des pêcheurs. Il y fut décidé que le repas annuel serait aboli, malgré l'opposition d'un membre qui voulait le repas, parce que, disait-il, on pouvait aussi bien boire à la santé de la république qu'à celle du Roi, que du reste ajoutait-il - il savait bien que, pour la généralité des assistants, boire la première santé leur ferait mal à la gorge. La veille j'avais reçu, chez moi, le comité pour la vérification des comptes, et suivant l'antique usage de presque toutes les corporations, j'avais offert à souper aux membres qui le composaient.

Le 16 décembre, une députation de la Compagnie des marchands se présente chez moi, dans l'après-midi, pour m'annoncer que dans la réunion du matin, celle-ci m'avait nommé Roy et Prévôt en remplacement du comte Louis de Pourtalès, décédé. Je fus très flatté de cette nomination à laquelle j'étais loin de m'attendre... Elle me fit surtout plaisir parce que c'était une preuve que mes concitoyens approuvaient ma ligne de conduite qui consistait à prendre part aux affaires du pays, ce dont je venais de donner la preuve en acceptant une place à la Cour d'appel, ce dont plusieurs personnes haut placées me blâmaient assez ouvertement.

C'est à cette époque également que F. de Montmollin fut aussi nommé président du Cercle de lecture, en remplacement du professeur Joannis. Voici un épisode s'y rapportant :

Le ler, novembre, je présidai le comité du Cercle de lecture. Un jeune Bachelin, peintre actuellement, alors étudiant, était présenté pour obtenir les entrées de la société, conformément au réglement. Il était fils du menuisier Bachelin, grand républicain et directeur des travaux publics de la bourgeoisie. Le réglement, alors en vigueur, exigeait que, pour qu'un étudiant pût fréquenter le cercle, il réunît les voix de l'unanimité des membres présents au comité. Deux membres s'opposèrent à sa réception, de sorte qu'il fut exclu. Cette décision me froissa parce que je ne pouvais pas admettre qu'on fît supporter au fils les conséquences des opinions de son père, et que le jeune homme était d'ailleurs dépeint comme studieux et ne désirant fréquenter le cercle que pour profiter des ressources scientifiques et littéraires qu'il pouvait lui procurer. Après mûres réflexions, je me décidai à donner ma démission de président du cercle... Le vice-président réunit le comité pour lui donner connaissance de ma lettre, et le résultat de cette convocation fut la réception de Bachelin et une députation du comité que je reçus le 23 novembre, ensuite de laquelle je retirai provisoirement ma démission.

Les dissensions intestines ne devaient pas tarder à se manifester, ce qui était d'autant plus fâcheux que les actes qui les ravivèrent constamment, à des époques plus ou moins rapprochées, présentaient deux inconvénients majeurs: le premier de désunir toujours davantage le parti conservateur composé cependant et en général d'hommes accoutumés à s'estimer et à se soutenir mutuellement; le deuxième, de donner au gouvernement radical le prétexte et l'occasion de peser toujours davantage sur ses ennemis politiques, prétendant (peut-être pas toujours à tort) que chacun de ses actes avait pour but de renverser la république et de chercher à amener une restauration.

C'est ainsi que, le 4 décembre, eut lieu chez M. le doyen DuPasquier une réunion assez nombreuse composée des membres du ministère de la ville et de plusieurs laïques, destinée à s'éclairer sur la conduite à tenir par nos conducteurs spirituels en face de la position que leur faisait la nouvelle loi ecclésiastique. Quoique l'on fût presque unanime pour trouver qu'il fallait accepter les faits accomplis et que les pasteurs ne devaient pas abandonner leurs troupeaux, cependant il se manifesta chez quelques uns une divergence d'opinion, qui amena à des résultats désastreux, ainsi que nous ne tarderons pas à le voir... A cette époque [janvier 1849] recommencèrent les tribulations des royalistes ou conservateurs, comme on voudra les appeler. Voici à quelle occasion: Le 21 janvier eurent lieu les élections des pasteurs, des membres du Colloque et des anciens. Tous les pasteurs furent réélus, mais comme on le prévoyait M. Guillebert refusa sa nomination. L'assemblée électorale avait été assez longue et tumultueuse, et les passions étaient passablement excitées lorsque le préfet leva la séance. Néanmoins quelques personnes eurent la malheureuse idée d'engager les électeurs conservateurs à se rendre au domicile de M. Guillebert (il logeait alors à la basse terrasse) pour le supplier de revenir sur sa détermination. Un grand nombre d'électeurs eurent l'idée plus malheureuse encore de se joindre au cortège, de sorte que la vaste terrasse fut réellement remplie de monde ce qui fit croire au château, pendant un instant, que l'on voulait se rendre maître du siège du gouvernement. Grande fut donc la crainte réelle ou feinte d'une tentative de contre-révolution. Néanmoins M. Guillebert, ainsi que l'on pouvait s'y attendre, persista dans son refus et les électeurs se retirèrent assez paisiblement... Il paraît que l'agitation de Neuchâtel s'était communiquée à plusieurs parties du canton. Je n'ai jamais su au juste en quoi cela consistait, mais le fait est que le Conseil d'Etat prit peur, ce qui donna lieu à des mesures plus ou moins arbitraires et vexatoires.

Pour en finir avec le pasteur Guillebert, ce bouillant défenseur du trône, donnons ce récit d'une tentative de collecte destinée à indemniser le ministre privé de sa charge, dans laquelle Frédéric Godet devait lui succéder:

Le 13 avril, M. Godet venait d'être nommé pasteur. Je vis arriver chez moi mon cousin Maximilien de Meuron. Voici ce qui se passa à cette occasion: Mon cousin m'engage à assister demain à une réunion qui aura lieu à 10 heures dans la maison Jeanjaquet, en face du Gymnase. Il s'agit de s'entendre entre quelques personnes pour faire une souscription en faveur de M. Guillebert, lequel, à ce qu'il paraît, songe sérieusement à s'expatrier. M. de Meuron motive cette réunion et cette souscription assez longuement. Après l'avoir laissé parler tout à son aise, je lui demande la permission d'être très franc et de lui dire toute ma pensée. Je lui avoue que je ne suis nullement disposé en faveur de M. Guillebert qui, à mon avis, nous a fait un grand mal en se lançant à corps perdu dans la politique. Je lui rappelle le 21 janvier 1849, le voyage à Berlin et enfin sa conduite envers M. Godet, notre pasteur élu dimanche dernier. Je refuse, en conséquence, d'assister à la réunion dans laquelle je ne pouvais pas me taire sur ces différents griefs, mais je termine en lui donnant l'assurance que si l'on parvient à s'entendre et surtout (ce qui est encore plus difficile) si l'on réussit à faire consentir M. Guillebert à recevoir quelque chose, je ne resterai pas en arrière, car quels que soient les griefs que j'aie contre lui, je ne puis méconnaître les immenses services qu'il a rendus à Neuchâtel, opinion que je soutenais même dans un temps (il ya de cela 25 ans) où bien des gens lui jetaient la pierre en prétextant qu'il n'était pas chrétien...

Quoiqu'il en soit, on donna suite à l'idée... Après bien des incidents de natures diverses, on se présenta chez M. Guillebert qui, comme je m'y attendais, refusa net, tout en témoignant de sa reconnaissance de la démarche que l'on faisait auprès de lui.

A propos de la nomination et de l'installation de Frédéric Godet, il est peut-être intéressant de donner quelques citations du Journal:

Ce fut au commencement de cette année [1849] qu'ensuite du refus de M. Guillebert, il devint nécessaire de le remplacer. La grande majorité des paroissiens désirait ardemment M. Godet qui ne voulait pas se présenter, et cela pour des motifs faciles à comprendre. Pour le décider à cette démarche, on lui envoya une députation pour chercher à lui faire changer d'idée, mais il resta inébranlable dans sa détermination, et tout ce qu'on put obtenir de lui, c'est qu'il accepterait son élection s'il était nommé. Cela se passait le 11 janvier et le 6 avril il fut nommé par 334 voix sur 352 votants. Il est à observer que dans cette circonstance les radicaux s'abstinrent.

Le dimanche 11 mai, eut lieu l'installation de M. Godet comme pasteur de Neuchâtel. J'y assistai en ma qualité de membre du Colloque. Je me trouvai, je ne sais pourquoi, à côté du préfet [Grandpierre] et j'eus un moment de vive émotion lorsque ce dernier fit un mouvement d'impatience quand M. Godet prononça les paroles suivantes: "Cette grâce (celle dont était rempli Saint Paul) me donne la force de prêter un serment public au pouvoir actuellement établi." L'impression que j'éprouvai alors fut partagée par beaucoup des assistants; mais heureusement l'incident n'eut aucune suite.

Au cours des années suivantes, nous trouvons des allusions assez fréquentes aux sermons de l'éminent prédicateur, dans lesquels, en général, la politique n'avait point de part, sauf pourtant en date du 1er août 1852:

Aujourd'hui, dimanche, sermon de M. Godet sur l'obéissance aux puissauces supérieures, discours qui est sévèrement critiqué par les royalistes noirs et pourtant, c'était la critique la plus amère qu'il put faire du gouvernement actuel car il disait: « Obéissez lors même que le gouvernement auquel vous êtes soumis serait lui-même sorti de la violence et de la révolte.

Pour ce qui me concerne, j'adopte en plein les devoirs prêchés et je l'ai dit à M. Godet, tout en ne lui cachant pas que, pendant le sermon, j'avais été en chair de poule.

Le 18 février [1849] eut lieu une fête patriotique parce qu'il était nécessaire et urgent de raviver les sentiments républicains. Il y eut un grand banquet à la Salle des concerts, ce qui me valut dès le lendemain un office du préfet en ma qualité de président de la société des actionnaires. Voici à quel sujet: Lorsqu'il y a maintes années, et après la domination du prince Berthier, la salle fut restaurée à l'occasion, si je ne me trompe, d'une visite du prince royal de Prusse, à Neuchâtel, on avait peint en guise de décoration des chiffres du Roi et des aigles prussiennes. Or c'est ces insignes qu'il s'agissait de faire disparaître. Je fis immédiatement convoquer les actionnaires qui, trouvant avec raison que la Salle des concerts devait être envisagée comme un lieu public me donnèrent l'ordre d'obtempérer aux ordres du préfet, ce qui eut lieu au bout de quelques jours.

Cependant les événements de janvier et du commencement de février avaient fait penser à quelques personnes que ce serait peut-être le moment de s'adresser au Roi pour qu'il voulût bien régulariser notre position. Mon beau-frère Tribolet vint m'en parler sérieusement et nous nous distribuâmes une liste de certaines personnes pour sonder le terrain et aviser, cas échéant, à des démarches sérieuses pour tirer notre pauvre pays du pétrin dans lequel il pataugeait. Je me chargeai de parler à M. Calame, lequel, à son tour, ayant consulté M. l'ancien président de Chambrier, son conseil habituel, déconseilla fortement de faire aucune espèce de démarche; de sorte que le projet tomba dans l'eau. Hélas, à cette époque, ces messieurs se flattaient encore d'une restauration, et cependant quels maux n'aurait-on pas évités au pays si alors on avait pris l'initiative. Mais, contre l'avis de ces messieurs, on ne pouvait rien faire, car qui eût consenti (désapprouvé par ces deux respectables magistrats) à attacher le grelot?

Le 8 juin eut lieu, sur la place d'armes d'Engollon, une réunion de la bourgeoisie de Valangin. A cette époque, le sentiment bourgeoisial était encore vivace, aussi le parti républicain et gouvernemental y fit-il assez triste figure et les conservateurs remportèrent les honneurs de la journée. C'est fort probablement ce succès qui, trois ans plus tard, suggéra à quelques cerveaux brûlés de profiter de cette cérémonie pour opérer une contre-révolution. Mais n'anticipons pas.

Le parti républicain avait encore besoin, à cette époque, de manifestations bruyantes pour faire entrer petit à petit ses idées dans la masse du peuple. Aussi fut-il décidé que l'on aurait, à Neuchâtel, un tir cantonal où seraient convoqués, à grand coup de réclame et de proclamations, nos Confédérés d'un grand nombre de cantons et spécialement des cantons voisins. A cet effet, on se mit à construire, au Mail, un énorme stand avec tous ses accessoires et le tir commença le 10 juin et dura toute la semaine. Comme j'étais absent, je ne puis entrer dans aucun détail sur ce qui s'y passa et je renvoie aux journaux de l'époque. Ce que je dois pourtant ajouter, c'est que devant faire une cure, j'avais exprès choisi ce moment pour me rendre à Schinznach, car rien ne m'attristait autant que ces fêtes radicales.

Cependant les résultats obtenus à [l'assemblée de] la bourgeoisie de Valangin avaient ranimé les idées de restauration chez un certain nombre de personnes et le bruit courait, vers le milieu du mois de juillet, que le Roi s'occupait activement de nos affaires. Je note ici, dans l'intention de n'y plus revenir, que, pour maintenir les royalistes en haleine, on faisait courir des bruits de pareille nature, à des époques indéterminées et toujours assez rapprochées, et que cette tactique fut suivie très régulièrement jusqu'à la catastrophe du 3 septembre 1856.

Mais il est temps de mettre en scène le fameux Cabinet noir, dont les agissements vont être la cause de tant d'inquiétudes pour les conservateurs modérés, presque autant que pour le gouvernement radical, inquiétudes justifiées, puisque cela devait aboutir aux regrettables événements de 1856. On peut bien penser que le Journal que nous publions va se faire l'écho de toute rumeur concernant ce cénacle plus ou moins occulte et qui, rappelons-le, était composé de presque tous les anciens conseillers d'Etat, à l'exception pourtant de MM. de Chambrier et Calame.

Le 28 juillet, j'appris d'une manière positive que le ministère prussien avait décidé de ne pas s'occuper activement de Neuchâtel, au moins pour le moment. Quel coup pour les Noirs qui avaient promis à leurs adeptes une restauration prochaine, et en tout cas pour la fin du mois d'août. Une circonstance importante vint corroborer l'affirmation ci-dessus et mettre le sceau à leur désappointement. C'est le rappel de M. de Sydow, ambassadeur de Prusse en Suisse, qui était l'âme des idées de restauration et qui avait à cet effet des communications fréquentes et par trop patentes avec le Cabinet noir. Il fut remplacé par M. de Wildenbruch, qui arriva à Berne peu après son départ. Ce changement si brusque et si inopiné répandit beaucoup d'inquiétude dans le camp royaliste, aussi les mesures furent prises pour circonvenir sans délai le nouvel ambassadeur lequel, dès le 29 août, fut convié à Greng [Le château de Greng; appartenait au comte Frédéric de Pourtalès-Castellane.] avec le Cabinet noir et quelques tenants et aboutissants. Comme je n'étais pas du nombre, et pour cause, je n'ai jamais su ce qui s'était passé dans cette journée. Seulement, j'ai lieu de croire que messieurs de Neuchâtel revinrent assez peu satisfaits; mais, comme il fallait entretenir le zèle, l'on fit courir le bruit que les nouvelles apportées par M. de Wildenbruch étaient satisfaisantes, que seulement il fallait prendre patience, etc., etc.

Le 19 août eurent lieu, dans tout le canton, les élections au Synode. A Neuchâtel, elles furent exclusivement dans le sens conservateur.

Et voici encore quelques allusions aux remous provoqués par toutes ces nouvelles, vraies ou fausses, qui se répandaient dans le public:

Pendant les trois derniers mois de l'année [1849] les bruits de restauration prochaine allaient leur train comme à l'ordinaire. C'est ainsi que le 6 octobre, Léo Roulet, arrivant d'Allemagne, disait qu'il avait vu le prince de Prusse l'avant-veille; que le Prince lui avait donné bonne espérance, mais qu'il avait eu soin d'ajouter: Il faut attendre et être sage. C'est ainsi encore que le 22, on annonçait, comme venant de M. de Wildenbruch, la nouvelle que M. de Sydow reviendrait dans 10 jours, porteur de l'ultimatum du Roi. Je ne sache pas qu'il soit revenu! C'est ainsi enfin que, le 25 décembre, on parlait beaucoup d'une lettre de l'ex-chancelier Favarger à Mme de Pourtalès-Castellane, lettre remplie des espérances les plus saugrenues.

Quoiqu'il en soit, ces rumeurs, sans cesse renaissantes, donnaient lieu à des désordres. Le 15 octobre, jour de la fête du Roi, il y eut quelques cris à l'auberge du Cerf, (elle appartenait à M. de Perregaux). Les républicains s'ameutèrent et menacèrent cette auberge d'une invasion violente. Ils ne se calmèrent que lorsque le préfet, ou plutôt le commissaire de police, Ch.-J. Matthey, leur eut promis que, dès le lendemain, l'enseigne serait enlevée; ce qui eut lieu, en effet, de la manière la plus brutale et la plus arbitraire, contre tout droit et toute justice.

Le 13 novembre, jour de la fête de la Reine, il y eut aussi des désordres à La Sagne, désordres qui motivèrent l'occupation momentanée de cette commune par un certain nombre de compagnies du contingent. Comme on était à la veille du 1er mars, 2ème anniversaire de notre révolution, il fallait ranimer l'ardeur des fidèles. C'est ainsi que le 15 février, l'on fit de nouveau courir le bruit de notes diplomatiques relatives à Neuchàtel. Le Cabinet noir était sans cesse en allées et venues, et le 20, on apprit que la légation prussienne quittait la Suisse. Cette circonstance monta tellement quelques écervelés et leur donna une si ferme confiance dans une restauration prochaine, que le 26 février, M. Fritz Roulet-Py de Peseux, vendant une vache à un quidam lui dit en propres termes: "Tenez en voilà une à côté, si le 10 mars nous n'avons pas la restauration, vous pouvez venir la prendre, je vous la donne". Je ne sais ce qui est résulté de cette promesse, mais ce que je sais c'est que le 10 mars la restauration n'était pas là.

Cependant que les royalistes agitaient les hommes de leur parti, les républicains ne laissaient pas que de réchauffer le zèle de leurs adhérents; aussi le 1er mars fut fêté, comme l'année précédente, et le Cercle national fut illuminé. Le gouvernement n'avait pas l'air de s'inquiéter beaucoup des bruits de restauration et je crois qu'il était bien informé, car le fait est que, dès le 6 avril, on remarquait déjà quelques découragements dans le Cabinet noir et ses adeptes. M. Fritz Pourtalès, de Greng, que je vis ce jour-là, détourna la conversation lorsque je voulus lui parler politique, et le jeune Favarger, alors étudiant en médecine à Berlin, qui se trouvait en passage à Neuchâtel, me répondit, à une question que je lui fis sur le même sujet; que lorsqu'il avait quitté son père, celui-ci était bien triste, parce que les affaires de Neuchâtel reculaient au lieu d'avancer. Le 13 mai, j'eus, à la Chaumière Pourtalès, une longue conversation avec Fritz et Alexandre [Frédéric de Pourtalès-Steiger et son frère Alexandre]. Il est à propos de noter ici, que le premier, qui lors de la révolution du 1er mars avait pensé que nous étions définitivement canton suisse, sans espoir de retour, qui avait dès lors cru en une restauration, n'y croyait plus du tout au moment où nous parlions. Combien de fois a-t-il changé d'avis dès lors? Je n'en sais rien. Le fait est que ce brave homme, auquel on a persuadé qu'il était une des pierres de l'angle de l'édifice, a donné dans le panneau et que ce sont les cajoleries et les obsessions de toutes natures dont il a été l'objet qui nous ont valu l'équipée de septembre.

 

Marcel de Montmollin            

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