Emer de Montmollin, 1664-1714

et l'indigénat helvétique

(MN 1955, p.16-21)


 

La sentence du 3 novembre 1707 avait eu pour conséquence, comme le disait très justement Arthur Piaget, que les Neuchâtelois avaient acquis comme prince un puissant monarque, mais qu'ils avaient perdu quelque chose de beaucoup plus précieux. Aux yeux de la France et des cantons catholiques, ils avaient perdu leur qualité de Suisses [Revue d'histoire suisse, t. 1,11.208.].

Louis XIV, irrité, fit masser de nombreux bataillons à notre frontière et les Bernois, pour parer à cette menace, envoyèrent d'urgence 200 hommes à Neuchâtel, tandis qu'un bataillon de milices était mis sur pied sous les ordres du colonel Petitpierre. A la lin du mois de décembre, le secours de Berne fut complété par un contingent de 4000 hommes que renforcèrent quelques centaines de soldats venus de Genève, du pays de Vaud et de Zurich. [S. STELLING-MICHAUD, Saint Saphorin et la politique de la Suisse pendant la guerre de succession d'Espagne (1700-1710).]

Une autre mesure du roi de France, que les Neuchâtelois ressentirent très vivement, fut l'interdiction du commerce entre le royaume et notre pays.

Les regards des Neuchâtelois se portèrent sur Berne et les cantons protestants afin d'obtenir, avec leur appui, le rétablissement des relations commerciales, l'abandon de toute vue hostile de la part de la France et la reconnaissance d'une neutralité découlant de l'alliance héréditaire conclue entre Louis XIV et le Corps helvétique.

C'est à obtenir tout d'abord satisfaction sur ces trois points que s'employèrent les délégués envoyés par le Conseil d'Etat et la ville de Neuchâtel aux Diètes des cantons réformés. La première eut lieu à Langenthal du 12 au 20 décembre 1707. Samuel Pury y représentait la principauté et Emer de Montmollin la ville [Sur cette Diète, voir Arthur PIAGET, Les Neuchâlelois à la Diète de Langenthal (12-20 décembre 1707), dans Revue d'histoire suisse, t. 1 (1921), p. 181.].

Une nouvelle Diète se réunit à Aarau au mois de mars de l'année suivante, où Neuchâtel fut représenté par les mêmes députés. Mais, chose curieuse, Emer de Montmollin, bien que banneret de la ville, avait été proposé par Metternich, dont il possédait toute la confiance en raison du zèle qu'il avait déployé quelques mois auparavant pour la cause du roi de Prusse.

Montmollin a rédigé, à l'intention des Quatre-Ministraux, une relation très complète des séances de la Diète, des nombreuses démarches faites, avec Pury, auprès des députés des cantons, ceux de Berne en particulier, qui, eux aussi ne ménagèrent pas leurs peines pour faire aboutir les revendications neuchâteloises. Le 23 mars, il prononça un grand discours pour convaincre les représentants des cantons de la nécessité qu'il y avait à engager la France à reconnaître que Neuchâtel "est incontestablement une partie de la Suisse" et pour leur demander de s'unir à Berne dans les démarches que cet Etat entreprendrait pour la cause de Neuchâtel. Il les enjoignait aussi "de déclarer publiquement et de la manière la plus authentique qu'ils reconnaissent Neuchâtel pour être une partie de la Suisse et par conséquent un véritable membre du Louable Corps helvétique".

La Diète, après une intervention auprès de l'ambassadeur de France, parvint à mettre sur pied un projet de traité disant que le roi de France prenait l'engagement d'observer la neutralité et les privilèges des Neuchâtelois.

De leur côté, Berne et Neuchâtel licencieraient les troupes levées pour la sécurité de la principauté et, en outre, celle-ci et la ville s'engageaient à autoriser les capitaines au service de la France à recruter dans le pays, tandis qu'elles interdiraient à la population de donner asile aux déserteurs français.

Le traité fut ratifié par le roi de Prusse le 17 avril et par Louis XIV le 12 mai.

Il constituait, à n'en pas douter, un succès pour les Neuchâtelois. Des garanties leur étaient accordées; ils n'avaient plus à craindre l'invasion, mais ce à quoi ils tenaient avant tout, la reconnaissance que leur pays faisait partie de la Suisse, était un membre du Corps helvétique, ne leur était pas accordé. Aussi n'est-il pas surprenant que dès lors la préoccupation constante des dirigeants de la principauté sera de tout tenter pour faire admettre par l'ensemble des cantons et par la France que Neuchâtel faisait corps avec la Suisse et qu'il participait à sa neutralité et aux avantages que lui conféraient les traités conclus par cette dernière avec des pays étrangers.

Basant leur argumentation sur les relations politiques et économiques que le pays entretenait avec quelques cantons, notamment avec les quatre combourgeois de Berne, Soleure, Fribourg et Lucerne, ainsi que, dans le domaine religieux, avec les réformés de Suisse, ils estimaient qu'elles équivalaient à une appartenance à l'ensemble du Corps helvétique et que Neuchâtel pouvait se considérer comme allié des Suisses. Cette prétention, qu'il importait de faire accepter par chacun, avait aux yeux des Neuchâtelois un caractère de certitude, ce qui engagea quelques auteurs à lui donner, plus tard, le nom d'Indigénat helvélique. Qu'en pensait-on à Paris et dans la partie catholique de la Suisse?

Gagner à leur cause les cantons réformés était chose relativement aisée. Il était, en revanche, infiniment plus difficile d'obtenir l'assentiment de ceux qui, appartenant à une autre confession et soutenus par la France, se sentaient peu enclins à reconnaître la qualité de Suisse à un Etat voisin protestant.

Les raisons de l'attitude française ont été clairement exprimées en marge d'un projet de décret soumis en septembre 1713 par le marquis de Torcy [Jean-Baptiste Colbert, marquis de Torcy, 1665-1746.], ministre des Affaires étrangères, à Louis XIV. Bien que postérieures de quelques années aux événements qui précèdent, cette prise de position est certainement le reflet des sentiments que, dès 1707, on nourrissait à la cour de Versailles à l'égard de Neuchâtel:

Comme par l'article 28e du Traitté de paix conclu à Utrecht le 11e du mois d'avril dernier par les ambassadeurs extraordinaires et plénipotentiaires du Roy et par ceux de la Reyne de la Grande Bretagne, il est porté que Sa Majesté pourra comprendre dans l'espace de six mois aprèz l'eschange des ratifications touts ceux qu'Elle jugeroit à propos; Sa Majesté, voulant donner une marque de l'affection qu'Elle porte au Corps helvétique, comprend les treize cantons des Ligues suisses, l'abbé et ville de St Gall, la République de Valais, la ville de Genève et ses dépendances, l'Evesque de Basle et son chapitre, les villes de Mulhausen et de Bienne, les trois Ligues des Grisons et leurs dépendances, et tous les alliez et coalliez du Corps helvétique, déclarant qu'elle a entendu les comprendre en effet dans ledict traitté conclu à Utrecht le onziesme avril dernier, en la meilleure forme et manière que faire se peut. En tesmoin de quoy Sa Majesté a signé le présent acte de sa main, et y a fait apposer son scel secret.
  Fait à Fontainebleau, le 28 septembre 1713.

[On lit en marge:] On ne fait pas mention de Neufchastel et de Valangin, ces deux comtés n'ayant joui de l'alliance que parce que leur souverain estoit françois, et qu'elles avoient une alliance particulière avec Berne, Lucerne, Fribourg et Soleure. Ces deux raisons ne subsistent plus, puisque le Roy de Prusse est devenu leur souverain et que les trois cantons catholiques ont renoncé à leur alliance avec Neufchastel.

Si on s'avisoit de se plaindre de ce que NeufchasLel et Valangin ne sont point nommés, pendant que l'on adjouste l'Evesque de Basle et son chapitre, on pourroit respondre que le Corps helvétique a demandé cette grace pour ce prélat dans la dernière Diette tenue à Bade, et que les plaignants se trouvent compris comme les autres dans la dénomination générale des alliés et coalliés, supposé qu'ils soient de ce nomhre, le Boy n'ayant jamais eu de traité particulier avec les comtés de Neufchastel et de Valangin, mais uniquement avec leur souverain.

Par cette conduite Sa Majesté sera en estat d'agir dans les suittes çomme elle advisera bon estre. [Ce projet a été copié par Arthur Piaget aux Archives de Berlin : Affaires étrangères, Neufchatel, t. 8, fol. 250-251.]

 

Le roi de Prusse, tout autant que ses sujets, était intéressé à ce que satisfaction leur fût donnée. La reconnaissance « helvétique » de Neuchâtel ne pouvait que lui être agréable. Il se rendait compte qu'elle était la meilleure protection à donner à sa principauté. La sentence du Tribunal des Trois Etats, rendue dans les circonstances que l'on connaît, avait fait trop de mécontents. Il fallait parer à la situation précaire dans laquelle se trouvait sa nouvelle possession et lui trouver, sinon de puissants protecteurs, du moins un appui efficace du côté des cantons. Il n'oubliait pas non plus que la position de Neuchâtel devait être assurée également sur le plan diplomatique.

En 1710, alors que des négociations allaient s'ouvrir pour la conclusion d'un traité de paix avec la France, il jugea bon de charger ses plénipotentiaires de soulever le cas de Neuchâtel qui devrait être considéré comme partie du Corps helvétique. Mais la documentation indispensable leur manquait. On ne pouvait l'obtenir que dans le pays même. Le roi en écrivit donc au Conseil d'Etat à la date du 15 mars :

Vous savez que parmy les soins que j'ay employé jusques icy pour procurer à ma Souveraineté de Neuchâtel un repos et tranquilité durable, et pour la guarentir d'autant mieux contre tous ceux qui entreprendroyent à l'inquiéter, j'ay taché dans toutes les occasions et surtout dans la Diette d'Arrau, de faire considérer la susdite principauté comme une partie de la Suisse et qui fut comprise dans les traittez de paix et d'alliance entre la France et les treize cantons. Mais pour estre d'autant plus asseuré que personne ne puisse à l'avenir revocquer en doute cette vérité constante, je trouve nécessaire de la faire insérer dans le traitté de paix prochain avec la France, et mes ministres plénipotentiaires qui y assisteront ne manqueront pas de faire pour cela des représentations nécessaires à la Haye. Mais comme ils n'ont pas toute l'information requise de cette affaire mon intention est que vous dressiez au plutôt un mémoire qui contienne tous les fondements pour prouver cet article, lequel mémoire vous m'envvoveres avec des copies authentiques des documents dont les députez à la diette d'Arau, le chancelier de Montmollin et Purry se sont serve dans cette inèine alïaire, pour en convaincre non seulement les cantons évangéliques, mais aussv l'ambassadeur de France. Vous m'envoyerés tout cecy sans perte de temps, parce que les conférences pour la paix commenceront selon toutes les apparences dans peu [Archives de l'Etat, Missives, vol. 14, p. 66.].

Le Conseil (I'Etat ne pouvait que se rendre au désir du souvcrain, et le 3 avril déjà il chargeait le chancelier Emer de Montmollin et Samuel Pure, tous deux conseillers d'Etat depuis une année, de rédiger le mémoire demandé. Montmollin et Pure firent diligence, si bien que onze jours plus tard ils pouvaient donner lecture de leur travail à leurs collègues. Le mémoire fut approuvé en séance du 15 avril et décision fut prise de l'expédier le plus tôt possible à Berlin [Manuels du Conseil d'Etat, vol. 54, p. 398,417,422.].

De ce mémoire, on connaît deux exemplaires, l'un à la Bibliothèque de la ville de Neuchâtel, l'autre aux Archives de l'Etat. Emmanuel Boyve en eut connaissance et il le signale dans la préface à ses Recherches sur l'indigénat helvétique de la principauté de Neuchâtel et Vallangin. Voici ce qu'il en dit:

Un mémoire de soixante-huit pages in-folio, travaillé en 1710 par ordre du roi Frédéric premier sur l'indigénat helvétique de la Souveraineté de Neuchâtel et Vallangin m'a fourni la première idée de l'ouvrage que je présente au public. J'y ai trouvé une abondance de bons matériaux, des recherches savantes sur l'histoire ancienne de ce pays et des raisonnements solides sur la nature et la force de nos alliances et combourgeoisies helvétiques.

Arthur Piaget l'a signalé mais, croyons-nous, d'après Boyve seulement, sans le connaître [Arthur PIAGET, Histoire de la Révolution neuchâteloise, t. 1, p. 36.].

S'il était nécessaire de faire, une fois de plus, la preuve que Samuel Pury n'a pas découvert ni inventé la Chronique des chanoines, on la trouverait ici. Comment, en effet, supposer que Samuel Pury ait pu écrire, en 1714, les lignes suivantes de l'introduction aux Extraits des chroniques sans faire une allusion au mémoire qu'il avait contribué à rédiger quelques années auparavant:

Plusieurs missions et négociations auxquelles j'avais été employé m'avaient fait sentir l'urgente nécessité d'établir par une suite de traits historiques et diplomatiques l'immédiateté de l'Indigénat helvétique des Neuchâtelois, que la France et quelques cantons catholiques, entre autres Fribourg et Soleure, paraissaient nous contester depuis 1707.

Ajoutons que le Journal ou Mémoire inédit, attribué jusqu'ici à Samuel Pury, ne fait aucune mention, à la date de 1710, du travail dont il fut chargé, avec Emer de Montmollin, le 3 avril, par le Conseil d'Etat.

Mais, au fait, il est permis de se demander s'il a pris une part considérable à l'oeuvre commune. La question peut ètre posée, si nous en jugeons par une lettre que Metternich adressait, le 29 avril 1710, à Emer de Montmollin, de laquelle il ressort que ce dernier doit ètre le seul auteur du Mémoire. La voici:

Monsieur,
Il ne m'a pas eté possible de lire le Memoire que vous avés fait pour prouver que l'Elat de Neufchatel fait partie de la Suisse, parce que vos lettres arrivent ici dimanche à midy et doivent partir pour Berlin le lendemain qui est un jour de Conseil et de poste tout à la fois. J'ai vu pourtant par les allegations qu'il y a beaucoup d'erudition, et cela ne peut pas etre autrement puisque l'ouvrage est de votre façon. Je l'ai envoyé à la Cour, en marquant dans ma lettre que vous m'en aviez fait esperer une copie, qui me sera très agreable. Il a eté parlé dans quelques lettres d'un autre petit memoire sur le meme sujet, qui n'est pas encore venu. J'ai eu l'honneur d'ecrire au Roy que j'en ferois instance, la brièveté pouvant etre d'usage dans quelques circonstances. Je vous prie au reste de croire que je suis toujours [Archives de l'Etat de Neuchâtel, Fonds Boy de la Tour, Mémoires et correspondances politiques, tome III, No 31]
  Monsieur
  votre très-humble et très-obéissant serviteur
      Metternich.
  Ratishonne ce 29e d'avril 1710.

Le petit mémoire auquel fait allusion Metternich existe sous la forme d'un cahier in-folio de 22 pages. Il est intitulé:

Memoire abregé pour justifier que la Souveraineté de Neufchatel et Valangin est dans le païs des Suisses et qu'elle fait partie du Louable Corps helvetique.

Ce que l'on etablit uniquement par des preuves tirées de la reconnaissance que la France a faite de tout tems de celle verité.

On doit donc admettre que Montmollin a joué le rôle principal aussi bien à la Diète d'Aarau que dans la rédaction du mémoire de 1710. Ainsi qu'il le disait dans la relation qu'il consacra à cette Diète, Pury était son adjoint.

Léon Montandon            

Musée neuchâtelois 1955