Les Montmollin et la révolution neuchâteloise de 1848
(par Bernard de Montmollin)
En cette année, où nous fêtons les cent cinquante ans de la République, j'ai pensé qu'il n'était pas inutile de rappeler à la
famille réunie ce 30 août comment nos deux ancêtres, les frères François et Auguste, avaient vécu les événements de 1848,
comment ils avaient réagi et quelle part ils avaient prise à cette aventure.
Pour cela, je propose:
- de nous représenter ce qui faisait leur univers, quelles étaient leurs convictions;
- de voir en quoi ces convictions s'opposaient au courant radical qui était en train de prendre le pouvoir en Suisse;
- de décrire la part qu'ils prirent aux événements de 1848.
En 1848, François et Auguste étaient des hommes mûrs: ils avaient respectivement 46 et 40 ans.
Ils étaient pères de famille:
François avait deux enfants, un garçon Georges et une fille Elisabeth qui épousera Hermann de Wesdehlen.
Auguste avait une fille, Magdeleine qui épousera Frédéric de Perregaux dont nous avons publié les "Souvenirs" et trois fils:
Jean, Henri et Pierre dont la branche cadene descend.
En 1848, François était magistrat. Il était Maire de Valangin, député au Corps législatif et major des carabiniers.
Il avait aussi revêtu la charge de Maître bourgeois en 1831.
Auguste était géologue; il avait fait l'Ecole polytechnique de Paris.
Depuis 1847, il était professeur de géologie à l'Académie de Neuchâtel.
Comme géologue, il jouissait d'une certaine notoriété au-delà de nos frontières puisque ses travaux avaient valu des noms neuchâtelois
pour des couches géologiques de notre Jura: néocomien, valanginien, hauterivien.
Il avait, lui aussi, revêtu des charges publiques mais à la Ville seulement.
A part cela, il était officier d'artillerie.
Leur éducation
Ils sont enfants d'une famille nombreuse.
En effet, leurs parents Frédéric-Auguste et Rose Meuron eurent 13 enfants: 9 filles et 4 garçons.
Des neuf filles, 4 meurent en bas âge et les 5 autres se marient dans les familles Pury, Coulon, Tribolet, La Trobe et Meuron.
Des quatre garçons, l'un est mort à la naissance et un autre, Georges, meurt à 20 ans à Berlin comme étudiant en théologie.
Dès 1811, cette grande famille doit habiter le château de Neuchâtel parce que le père, Frédéric-Auguste
(Conseiller d'Etat depuis 1802) a été nommé secrétaire du Conseil d'Etat et qu'à ce titre,
il doit assurer la permanence du gouvernement et diriger l'administration.
Nos deux aïeux ont donc été élevés, François depuis l'âge de 9 ans, Auguste depuis l'âge de 3 ans dans le "saint des saints",
au siège du gouvernement, dans la religion du service de l'Etat.
En plus, la tradition veut que Frédéric-Auguste fut très strict et sévère envers ses enfants, les élevant "à la dure".
On raconte que, dans les chambres non chauffées du château, ils ne devaient avoir qu'une couverture pour se couvrir dans leur lit.
Mais je crois que l'on n'insistera jamais assez sur l'éducation religieuse que cette génération a reçue.
A l'époque, la religion englobait, bien entendu, la morale, mais aussi le sens du sacré qui s'étendait à la vie publique.
La religion n'était pas une affaire privée, on admettait ue la société ne pouvait as vivre en harmonie sans cet élément de cohésion.
La vie sociale et politique était donc sacralisée.
La laïcité issue de la Révolution française était considérée alors comme une invention du diable.
Les magistrats devaient rendre compte à Dieu de leur gestion et le peuple de sa fidélité à Ses commandements et aux autorités qu'Il avait instituées.
Si on fait abstraction de la notion du sacré qui imprègne la vie publique, on ne peut pas comprendre l'attitude des neuchâtelois
et en particulier de nos deux ancêtres lors des événements de 1848.
Il faut lire le Journal de François ou celui qu'écrivit Auguste pendant sa détention de 1856 pour se convaincre de la place que
prenait le sacré dans la vie privée et publique de ces deux frères: François et Auguste.
Or, tout cela était remis en question, en Suisse, depuis cinquante ans.
Les révolutionnaires neuchâtelois utilisent volontiers le qualificatif de féodal pour condamner l'ancien régime.
Or, ils n'ont pas tout à fait tort si l'on admet que, pour les vieux neuchâtelois, les libertés politiques dont ils étaient fiers
étaient des franchises héritées du Moyen Age.
Elles avaient été étendues, précisées au cours des siècles, mais elles restaient un héritage sacré.
Rappelons que cet héritage avait traversé indemne les temps troublés de la Révolution et de l'Empire.
Alors que les autres suisses avaient été mis au pas en 1798 dans la République helvétique une et indivisible ou annexés à la France
(Genève, Valais) les neuchâtelois avaient continué à vivre bien tranquillement en maintenant intactes leurs institutions
et ceci malgré les mutations des princes (de Frédéric Guillaume III à Berthier en 1806 et de Berthier à Frédéric Guillaume III en 1814).
Les institutions avaient bien subi un coup de pinceau libéral en juillet 1831 (avant le "coup de main" d'Alphonse Hourquin)
par l'institution d'un corps législatif élu p;ir le peuple et par la séparation des pouvoirs législatif et exécutif,
ce dernier n'étant plus représenté que par un Conseil d'Etat de 8 membres.
A la veille de la révolution de 1848, les neuchatelois vivaient comme leurs confédérés des cantons conservateurs
(les valanginois avaient leur Landsgemeinde trisannuelle) et, comme eux, ils avaient une conception de leurs libertés héritée du Moyen Age.
Ils s'en distinguaient cependant par le fait qu'ils avaient pour emblème un prince et que ce prince était le roi d'un pays étranger,
ce qui commençait à poser des problèmes.
François, dans son journal, revient souvent depuis 1831 sur ce problème du lien de Neuchâtel avec le roi de Prusse.
Ce lien pour François était sacré, mais il devenait de plus en plus gênant à mesure que la Suisse évoluait.
Il exprime le voeu que le roi, de lui-même, renoncera à Neuchâtel car l'initiative de cette rupture ne peut venir des neuchâtelois
en raison du serment qu'ils ont prêté.
A propos du caractère sacré du serment, François rapporte dans son "journal" une anecdote de 1830.
Au camp de'Bière, en août 1830 où il servait comme jeune lieutenant, François est approché par son commandant,
le lieutenant-colonel Frédéric de Perrot qui prépare le coup de main d'Alphonse Bourquin qui aura lieu un an plus tard.
Devant son refus auquel il ne s'attendait pas, le colonel de Perrot lui prouve son ressentiment en le persécutant pendant tout ce service.
François ajoute qu'au licenciement de la troupe, tous les hommes de sa section sont venus lui serrer la main en signe de sympathie.
D'août 1830 à avril 1848, l'attitude de François va être commandée par le caractère sacré du serment.
Un serment, ça ne se discute pas!
La déclaration royale du 5 avril 1848 déliant les neuchâtelois de leur serment va tout changer comme nous le verrons plus loin.
L'attitude de François que nous connaissons par son "journal" reflète bien l'attitude de la plupart des bourgeois de la ville de Neuchâtel.
Je vous rappelle qu'appelés à accepter ou à refuser la constitution républicaine le 30 avril, ils l'acceptent à une confortable
majorité de 679 voix contre 513 alors que la majorité des Montagnons la refuse.
Les conservateurs (on ne parle plus de royalistes) s'étaient réunis avant le scrutin et la moitié d'entre eux s'étaient résolus
à accepter la constitution républicaine.
Il faut noter qu'avant la déclaration royale du 5 avril lorsqu'il s'agissait, le 17 mars, d'élire la Constituante,
seuls 125 électeurs s'étaient déplacés pour voter dans la circonscription de Neuchâtel.
A ce propos, François note dans son journal, que la plupart venaient de Serrières.
Il sous-entend qu'ils étaient les employés de la papeterie de Serrières dirigée par Erhard Borel, un révolutionnaire.
J'espère par ces quelques exemples avoir montré de quel bois se chauffait François et sans doute Auguste aussi,
lorsqu'ils durent affronter les épreuves du changement de régime.
Il s'agit maintenant de voir ce qui rendait, pour les deux frères, le changement de régime sinon souhaitable, du moins fatal.
On ne peut pas comprendre l'attitude du Conseil d'Etat d'ancien régime, des autorités bourgeoises de Neuchâtel
et celle de nos deux ancêtres si on néglige de prendre en compte les mutations qu'avait subies la Suisse depuis plusieurs années
et en particulier depuis la victoire des troupes de la majorité des cantons sur le Sonderbund en novembre 1847.
En effet, comment imaginer que les cantons radicaux, qui n'avaient pas hésité à risquer une guerre civile pour une histoire de
jésuites à Lucerne, ne mettraient pas Neuchâtel, canton principauté, au pas.
Pendant l'hiver 1847-48, les autorités se rendaient compte que le moment était venu de se soumettre ou de se démettre,
ce qui veut dire marcher au pas des cantons radicaux ou se séparer de la Suisse et devenir une principauté indépendante.
Or, au Conseil d'Etat et chez la plupart des magistrats, dont François et Auguste, se séparer des confédérés avec lesquels
Neuchâtel marchait depuis des siècles, était une idée inacceptable.
Quelle art nos aïeux ont-ils prise dans les événements de 1848 ?
Les renseignements que je possède sont tirés du "journal" de François.
A ma connaissance, Auguste ne nous a pas laissé de souvenirs sur cette année 1848.
Nous savons seulement que, profësseur à l'Académie, il fut démis de ses fonctions lors de la suppression de celle-ci
par le gouvernement provisoire et qu'il acçepta, en août 1848, de siéger dans une instance judiciaire crééë par la république.
Lë "journal" de François nous décrit en détail, parce qu'il y assistait, ce qui s'est passé au siège du gouvernement
le 29 février au soir.
Le président du Conseil d'Etat, Frédéric de Chambrier avait réuni avec son collège quelques offiëiers supérieurs, dont François,
pour délibérer des mesures à prendre.
Il s'agissait de s'opposer à la colonne républicaine qui se formait à La Chaux-de-Fonds.
En effet, jusqu'à ce début de soirée, la majorité du Conseil d'Etat voulait résister, contre l'avis du président et d'Henri Florian Calame.
Trois événements vont faire basculer la majorité du Conseil d'Etat en faveur de la non-résistance:
- le conseiller d'Etat Delachaux a été délégué auprès du Conseil de Bourgeoisie de Valangin;
- le Conseil général de la Bourgeoisie de Neuchâtel, en début de soirée, s'est prononcé pour la non-résistance;
- le chancelier Favarger a changé d'avis, impressionné par le discours d'un officier décrivant les dangers que
courrait la population royaliste des Montagnes en cas de conflit.
Lors d'un nouveau vote, le Conseil d'Etat se trouve partagé à trois contre trois et le président fait pencher
la balance en faveur de la non-résistance.
Tout de suite, les ordres sont donnés:
- dë licencier le bataillon de volontaires créé à l'occasion de la guerre du Sonderbund et qui est encore en service;
- d'ordonner au Conseil de Bourgeoisie de Valangin de renvoyer dans leurs foyers les soldats qu'il avait mobilisés;
- d'agir auprès des Quatre Ministraux pour qu'il n'y ait aucune manifestation hostile en ville, au passage de la colonne républicaine.
A minuit, François est chargé de communiquer au Conseil de Bourgeoisie de Valangin l'ordre de non-résistance et de
licenciement des milices.
Il monte à Valangin, fait chercher dans le bourg les membres du Conseil de Bourgeoisie auxquels il annonce la décision du Conseil d'Etat.
Cette déçision est très mal reçue; aussi, François en entend "des vertes et des pas mûres".
L'ordre est néanmoins exécuté, si bien que la colonne républicaine ne rencontrera auçune résistance à son passage à Valangin
le premier mars.
Lès mesüres prises par le Conseil d'Etat furent efficaces puisque la colonne républicaine put occuper le château de Neuchâtel sans coup férir.
En. suivant le "journal" de François on apprend ce qui suit:
Lè 9 mars, il reçoit l'ordre d'adhérer à la république ou de renvoyer son brevet de major des carabiniers.
Il répond qu'il n'adhérera pas et ne renverra pas son brevet sans l'ordre du roi.
Le 17 mars, lors de l'élection de la Constituante, il s'abstient de voter comme la grande majorité des électeurs de la
circonscription de Neuchâtel.
Le 26 mars à huit heures du matin, il se rend au domicile d'Alexis-Marie Piaget avec lequel il a pris rendez-vous à la suite
d'une requête des habitants de la Sagne.
Il est chargé d'obtenir la libération de cinq otages de la Sagne, du Locle, de la Chaux-du-Milieu et de la Brévine emprisonnés à Travers.
Il n'obtient pas cette libération mais a une longue discussion avec Piaget où il comprend que le gouvernement provisoire sollicite
le ralliement des fonctionnaires encore liés par leur serment.
Il çite cette phrase de Piaget: "Nous sommes en pleine Gironde, tâchons de ne pas arriver à la Montagne ce qui est à craindre
si vous, les royalistes, ne nous tendez pas la main".
François a ajouté: "Malheureusement, nous étions encore liés. "
Le 10 avril, après l'affichage de la déclaration royale du 5 avril, cent officiers civils et militaires se réunissent à la salle
circulaire du Collège latin et, à l'unanimité moins deux voix, déclarent offrir leurs services francs et loyaux au gouvernement provisoire.
François est désigné pour faire partie de la délégation qui doit apporter cette résolution au gouvernement provisoire.
Cette attitude de collaboration était à cette époque (avril 1848) très largement partagée par la population du bas du canton
comme le prouvent les résultats de la votation sur la constitution républicaine du 30 avril.
En fait foi aussi cette déclaration que fait à François le comte Louis de Pourtalès, ancien président du Conseil d'Etat:
"Sers ton pays sans trop t'inquiéter du gouvernement qui sera à sa tête.
Ne fais pas comme les patriciens bernois en 1831 qui ont tout perdu parce quils sétaient fourrés dans la tête que jamaïs la
République ne pourrait marcher sans eux. "
Pour savoir comment Auguste et sa famille ont vécu ces événements, il faut lire ce que sa fille Magdeleiné, à ce moment fille de 10 ans,
en dit dans les "Souvenirs" que nous avons publiés.
En m'entendant, vous vous êtes probablement dit que cette révolution que nous fêtons le premier mars n'en fut pas une vraie.
C'est que je m'arrête à 1848. La suite fut pénible: Alexis- Marie Piaget fut débordé par sa gauche et, ce qui fut plus grave,
les conservateurs se divisèrent et les espoirs de restauration que cultivaient certains d'entre eux les conduisirent à la malheureuse
aventure de 1856 qui scella le sort, pour quarante ans, de cette république qui avait eu un début remarquablement calme et consensuel.
En conclusion, je vous laisse la phrase qu'Auguste avait placardée devant.sa maison des Terreaux lors du cinquantième anniversaire de la République:
"Tempora mutantur et nos mutamus in illis"
Les Montmollin et la révolution neuchâteloise de 1848 par Bernard de Montmollin, août 1998
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