Les frères Arm

 

Georges et Charles Arm étaient les aînés d'une famille de 13 enfants: 5 filles et 8 garçons.

Cette famille habitait Sauges. Le Père était pêcheur de métier. Son port de pêche était à Tivoli au dessous de Sauges. C'est là qu'il avait une baraque, un port, des épancheurs et des bateaux.

Très tôt ses fils et ses filles participaient aux travaux de leur père, les fils sur le lac, les filles aux épancheurs, pour démèler les filets.

Lorsque les deux aînés, Georges et Charles, devinrent adultes, ils durent se mettre à leur compte et furent remplacés par leurs frères puinés: Jean et Max, puis Philippe et Samuel, puis Roger et Botatet.

Georges et Charles vinrent s'installer au bas de notre propriété de Chez-la-Tante, sur un terrain appartenant à la commune de Gorgier. Cette enclave qui appartenait à la commune et qui était reliée à la route cantonale par un chemin, était le produit d'un échange qu'avait provoqué la "première correction des eaux du Jura". En effet cette correction avais permis aux riverains de gagner un important terrain sur le lac par l'abaissement du lac de 2 mètres 70 cm.

Chez-la-Tante était, avant la correction, le port public de la région, ce port se trouvait à 50 mètres de la maison et il était relié à la route cantonale par un chemin public.

Par la correction, le port fut asséché et compris dans la nouvelle propriété. En échange de ce terrain communal qu'il récupérait, le propriétaire de la maison dut céder à la commune une parcelle de terrain au bord du lac et un chemin en bordure de la propriété, pour y accèder. C'est ce terrain que la commune de Gorgier avait loué aux frères Arm et le chemin s'appela dès lors le chemin des pêcheurs.

Le père Arm avait donné à ses deux fils aînés qui s'installaient un gros canot muni d'une voile et d'une dérive car les motogodilles n'existaient pas encore. Ce bateau s'appelait le "Téméraire". Il leur offrit aussi des filets en compensation du travail qu'ils avaient fourni à son service, pendant plusieurs années. D'emblée les Arm creusèrent un port à côté de celui de mon père et construisirent une baraque et des épancheurs. En même temps ils se marièrent, épousant deux soeurs Mathilde et Clothilde Pierrehumbert du Café du Port de Chez-le-Bart.

Très vite, les frères Arm acquirent leur barque de grand filet à fond plat et firent équipe à quatre avec Kilai Chouet, un pêcheur de Saint-Aubin, et Edouard Pierrehumbert, leur voisin.

Mes parents vinrent s'installer à Chez-la-Tante à peu près à la même époque que les frères Arm. J'avais 4 ans et tout naturellement je passais mes journées plutôt à la baraque que dans les jupes de ces dames à la maison. A cette époque mes parents avaient une cuisinière et une femme de chambre et ma mère, en bonne mère de famille passait ses journées dans sa maison. C'était en fait la sienne puisque mes parents avaient pu l'acheter avec l'héritage de ma mère.

Je crois pouvoir dire que je savais démèler les filets et les réparer à l'aiguillette avant de savoir lire et écrire.

J'entrai à l'école primaire à Gorgier à 6 ans. Nous sortions de l'école à quatre heure de l'après-midi et je n'avais alors pas d'autre idée que de courir à la baraque pour participer aux travaux des frères Arm. Je considère que pour un jeune garçon c'est un privilève rare aujourd'hui que de pouvoir passer ses heures libres avec des hommes en train d'exercer leur métier et de participer à ce travail.

Je crois avoir fait un apprentissage complet de pêcheur professionel. Ce sont les notions que j'ai gardées dans ma mémoire qui font l'objet de ces "souvenirs"

La pêche en fonction des saisons

On va pêcher les poissons là où ils se trouvent. Or c'est la fraye qui les rassemble le mieux, mais pour empêcher la disparition des espèces, la pêche sur les lieux de fraye est sévèrement réglementée.

La truite remonte les rivières pour y frayer, au début de l'hiver. Il est donc interdit dès le mois de novembre de tendre des filets à proximité de l'embouchure des rivières ni le long de leur cours. Dans l'Areuse l'état de Neuchâtel prélève des truites qui remontent la rivière pour prélever peurs oeufs et leur laitance qui sont utilisés pour la pisciculture. D'ailleurs les palées qui sont pêchées à la même époque sur les bords du lac étaient aussi traitées pour leurs oeufs et leur laitance dans le même but. Les bondelles frayent au contraire dans le fond. La pêche au grand filet, l'hiver, se faisait dans le creux.

Le grand filet possède 2 bras et un sac. Il est tendu en rond et s'ouvre en tirant sur les deux bras faisant ainsi réduire le cercle et conduire les poissons dans le sac. A cette époque d'"entre deux guerre" la pêche au grand filet se faisait avec une grande barque à fond plat (une grande loquette). Cette barque était généralement peinte en noir et était manoeuvrée par quatre rameurs ne maniant chacun qu'une grosse rame. Deux étaient assis devant, maniant chacun une rame à babord, les deux autres étaient debout en arrière du bateau maniant leurs rames à tribord, l'un d'eux tout en arrière, utilisant sa rame pour conduire le bateau. Les deux frères Arm étaient naturellement à l'arrière du bateau pour "tendre le filet" et diriger le bateau. Quand on relevait le filet, ils tiraient le "bras de derrière" et les deux rameurs à l'avant tiraient le "bras de devant". Il faut ajouter que pour empêcher les poissons de s'enfuir sous le bateau on leur faisait peur avec de vieux habits placés à babord à quelques mètres de profondeur. Le poisson pêché au grand filet était la palée et la truite. Il faut croire qu'après la fraye les palées se tenaient ensemble. Chaque jour il fallait chercher où elles se trouvaient. Quand un bateau était tombé sur un botset les pêcheurs poussaient des cris de joie et les bateaux arrivaient de partout pour pêcher leur part.

Dans cette pêche au grand filet les pêcheurs de l'autre côté du lac, les papaux et les marmats, pêchaient aux mêmes endroits que nous, et il nous arrivait, à l'heure de midi, quand nous étions près du bord, que nous faisions à la rame un concours de vitesse. Je nous vois encore ramant au maximum de nos forces pour arriver les premiers aux châtelats.

La motogodille Evinrud changea la vie des pêcheurs. Ils purent aller pêcher plus loin, par exemple devant la ville de Neuchâtel en hiver.

La lève   Quand au printemps l'autorité interdisait le grand filet les palées se pêchaient à la lève. Les filets autorisés avaient des mailles de 52mm. Chaque pêcheur avait le droit de tendre une couble de 20 filets. Ces filets étaient maintenus à une profondeur de 10 à 20 brasses par des floteurs. Les coubles étaient tendues dans l'après-midi et relevées à partir de quatre heures du matin. Toutes les coubles étaient tendues perpendiculairement à la rive, dans un ordre qui dépendait de l'emplacement du port du pêcheur. Chaque pêcheur tenait compte de cette coutume. Ces coubles flottantes étaient soumises aux courants du lac. Sur notre rive c'était le courant de bise qui était le plus fort. Nous devions parfois aller relever nos filets devant la Lance. Ils avaient fait ce chemin en 20 heures.

Quand l'année était mauvaise, l'état autorisait les bondelières de lève en nombre très limité. Il s'agissait de mettre des filets de 30mm à la place de cuex de 52mm.

Quand cette pêche était autorisée on voyait des garde-pêche passer chez chaque pêcheur pèour contrôler que les poissons pêchés étaient bien des bondelles et non des palées en âge de croissance. La petit palée se reconnaissait à sonh âge marqué sur ses écailles, car même les spécialistes n'arrivaient pas à distinguer la bondelle adulte de la petite palée.

La pêche à la bondelle

Pour les pêcheurs de la Béroche et ceux d'Estavayer, la pêche à la bondelle se faisait dans le Creux, c'est à dire dans la partie la plus profonde du lac, mais elle était interdite à l'époque de la fraye, les mois de janvier et février.

D'autres pêcheurs, ceux d'Auvernier par exemple, tendaient leur bondelières sur la Motte, un haut fond situé en avant de la pointe du Bied.

La pêche dans le Creux avait ceci d'admirable qu'à l'époque de la lève, c'est à dire en été, il n'était pas question de mettre des "polets" pour repèrer les coubles de bondelières parce que pendant la nuit les coubles vagabondes de lève les auraient arraché en passant.

En tendant ses bondelières dans le Creux, chaque pêcheur devait prendre ses repères sur les bords du lac, de manière à savoir très exactement où harponner ses filets le lendemain. Il arrivait qu'on harponne les filets d'un autre pêcheur ou que l'on remonte sa couble avec nos filets parce qu'elle avait été tendue par dessus la nôtre. Mais c'était exceptionnel. Je me rappelle qu'un repère sur la rive nord était l'un des peupliers de la Brosse et la ligne était définie par la ferme qui se trouvait au-dessus de lui. Dans l'autre direction, la ligne passait par la pointe d'Yvonand et ce qui se trouvait derrière elle. Ces deux lignes perpendiculaires l'une sur l'autre permettent de repèrer l'endroit où jeter le harpon, au mètre près. En hiver les frères Arm passaient leur journée sur le lac au grand filet.

En été la journée commençait à 4 heures, au lever du jour, où il fallait relever la lève. On rentrait à six heures pour déjeuner et on repartait relever les bondelières. Le poisson était expédié dans des caisses par le train à Yverdon, avant midi.

Pendant que nous étions occupés à relever les bondelières, les filets de lève étaient démèlés par les femmes, au port, ce qui était précieux avant qu'on ait des motogodilles.

Les perches frayent en mars - avril à la remontée, un haut-fond situé entre Vaumarcus et La Lance. On les pêche au berfous.

écrit par Bernard de Montmollin