L'affaire du ministre Girard

(Bulletin Officiel de la Ville de Neuchâtel du 13 août 1987)

 

Qu'un pasteur de Neuchâtel prenne la chaire du Temple du Bas pour une tribune politique et que cela provoque la destitution du gouverneur et l'assignation à résidence de notre souveraine Marie de Nemours, voilà qui est déjà peu banal, mais que ces sanctions soient prises par Louis XIV dans le but de rétablir dans sa charge un pasteur réformé et cela 15 ans après la révocation de l'Edit de Nantes, ça devient vraiment invraisemblable !

Pour comprendre l'enchainement des événements qui ont abouti à ce résultat, il faut savoir ce qui se passait à Neuchatel en 1699:

Prince de Conti, 1664-1709 Cette année, Marie de Nemours est souveraine de Neuchâtel et Valangin depuis 5 ans. Le Tribunal des Trois Etats a reconnu ses droits le 8 mars 1694 apres avoir écarté les prétentions du Prince de Conty se prévalant d'un testament de l'Abbé d'Orléans qui venait de mourir. Ce prince régnait en droit sur Neuchätel depuis 1672 mais comme il avait perdu la raison, plusieurs tuteurs l'avaient remplacé en fait.

Or, en décembre 1698, apres 5 ans de procédure, le Parlement de Paris établit la validité du testament dont se prévaut le prince de Conty. Immédiatement celui-ci revendique l'investiture de la souveraineté de Neuchätel et Valangin et dépêche dans ce but à Neuchâtel l'ancien gouverneur d'Affry que Madame de Nemours avait destitué lors de son avènement.

D'Affry arrive à Neuchatel le 27 décembre et prend tout de suite contact avec de nombreuses personnalités dans le but de former un nouveau Tribunal des Trois Etats qui soit en mesure de se prononcer sur les droits du Prince de Conty tels qu'ils résultent de la sentence du Parlement de Paris.

Il va sans dire que Madame de Nemours n'est pas disposée à remettre en jeu sa souveraineté. Elle est soutenue en cela, non seulement par son Conseil d'Etat et ses obligés mais aussi par plusieurs magistrats influents qui représentent la conscience politique du pays.

Ceux-ci avaient fait préciser par le Tribunal des Trois Etats en 1672 qu'une souveraineté ne pouvait, être transmise par testament n'étant pas la propriété du souverain. Ce principe avait alors été utilisé contre les intérêts de Madame de Nemours aussi, 20 ans plus tard, investie de la souverainete, celle-ci s'était vengée en destituant ces magistrats juges.

On ne pouvait donc pas accuser ces magistrats d'être les obligés de Madame de Nemours. Aussi ce sont eux qui dorénavant, par l'intermédiaire des Quatre Ministraux, vont prendre à leur charge la lutte contre les prétentions du Prince de Conty.

Prince de Conti, 1664-1709 Les esprits s'échauffent

Le 20 janvier, le Prince de Conty arrive à Neuchâtel, il entre par la porte de l'Hôpital avec une nombreuse suite à cheval comprenant des gens du pays et des officiers suisses au service de la France. Il fait jeter de l'argent à la foule et s'installe à proximité du Château dans la maison de Madame la Mairesse Bergeon (actuellement immeuble Sandoz Travers). L'arrivée du Prince, ses libéralités l'appui que semble lui apporter l'ambassadeur de France renforce de jour en jour son parti.

Debut février, l'Europe entière se préoccupe de l'affaire de Neuchätel. Le canton de Berne appuie les autorités légitimes, l'Angleterre, la Hollande et leurs alliés assurent les autorités qu'ils ne tolèreront aucune ingérence du roi de France.

Le 3 mars Madame de Nemours entre à Neuchâtel, elle est reçue en souveraine, le maître bourgeois Chambrier lui présente les clefs de la ville, la foule l'acclame et elle s'installe au Château.

Le parti contiste sentant la fortune lui tourner le dos, fait courir le bruit qu'un refus de convoquer le Tribunal des Trois Etats ne serait pas toléré par Louis XIV et ferait courir les plus grands dangers au pays. Ces menaces sont confirmées par les paroles de l'ambassadeur de France. Le parti contiste faisant état de ce danger, fait signer une pétition réclamant la convocation du Tribunal des Trois-Etats. Là-dessus Madame de Nemours destitue de leur charge les principaux chefs du parti contiste. Les esprits s'échauffent faisant craindre des troubles graves.

Pour éviter le pire, Louis XIV s'impose comme pacificateur et comme il l'avait fait en 1672, il rappelle à Paris les 2 protagonistes, le Prince de Conty et Madame de Nemours. Il fait promettre a Madame de Nemours de rétablir dans leur charge les magistrats destitués et de ne plus agir contre aucun de ses sujets qui se serait prononcé en faveur du Prince de Conty. C'est cette dernière promesse qui va déclencher toute l'affaire Girard et lui donner un retentisseinent international.

La destitution

Avant de quitter Neuchätel, Madame de Nemours rétablit les 4 officiers civils destitués mais elle ne se doute pas qu'une nouvelle destitution est en cours. L'affaire éclate le dimanche de Pâques 5 avril 1699. Le pasteur Girard prononce au Temple du Bas un sermon politique. Il fait l'éloge du Prince de Conty et critique les autorités de la ville. La réaction ne se fait pas attendre. Les Quatre Ministraux demandent audience a la Vénérable Classe [Compagnie des pasteur. Autorité supérieure de l'Eglise neuchâtelois sous l'ancien régime] et en vertu du droit qu'ils ont de représenter la paroisse, ils réclament la destitution du ministre, Girard. La Vénérable Classe, après avoir entendu le ministre Girard, lui propose, pour ne pas envenimer les affaires, de demander lui-même son transfert dans une autre paroisse et elle lui donne un mois pour se décider.

Poussé par le parti contiste et sûr de l'appui du Prince et, par lui, de Louis XIV, Girard refuse et la Classe le destitue.

Cette destitution va très rapidement opposer la volonté de Louis XIV à celle de la Ville de Neuchätel. En effet Louis XIV, informé par le Prince de Conty, exige de Madame de Nemours qu'elle rétablisse dans ses fonctions le ministre Girard comme elle en a pris l'engagement. Celle-ci donne des ordres dans ce sens à son gouverneur qui essuie une fin de non recevoir de la part des Quatre Ministraux et de la Vénérable Classe. Madame de Nemours écrit alors une lettre touchante aux Quatre Ministraux les suppliant par égard pour elle, de trouver le moyen de donner satisfaction au pasteur Gérard Girard.

A Messieurs les Quatre Ministraux,

Chers amis,
Nous avions cru que vous défereriez à ce que le Sr de Montet, notre gouverneur, vous écrivit de notre part pour rétablir le Sr Girard Ministre, suivant les ordres du Roy. Cependant, nous apprenons que vous vous en êtes éloignés beaucoup, ce qui nous fait une extrême peine et nous oblige de vous écrire celle-ci pour vous marquer combien nous souhaitons ce rétablissement et combien nous avons interêt qu'il se fasse, pour ne pas déplaire à Sa Majesté qui croit qu'il dépend de nous, ou au moins que vous vous conformerez à nos sentiments. Et pour ôter à Monsieur le Prine de Conty le prétexte dont il se sert pour nous rendre toutes sortes de mauvaises offices auprès de Sa Majesté. Vous aurez trop d'affection pour nous pour ne pas prévenir toutes les fâcheuses affaires que cela nous pourrait attirer, nous espérons donc que vous nous en donnerez des marques dans cette occasion en vous conformant aux intentions du Roy et aux nôtres et nous prions Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.
  A Paris le 3 juillet 1699,
  Votre bonne amie, Marie

Les 4 M tiennent bon

Les Quatres Ministaux répondent à la lettre de leur souveraine par un long rapport qu'ils adressent au gouverneur le 7 juillet. Dans cette lettre, ils expriment leur profond respect et leur soumission à leur souveraine princesse, ils osent espérer que Son Altesse a toujours été satisfaite de leur fidélité inviolable et de leur zèle ardent à son service.

Ils affirment que leurs sentiments sont inchangés puis ils disent qu'ils ont pris trés au sérieux la lettre qu'ils ont reçue, qu'ils ont convoqué les Quatre Ministraux, Conseil et Communauté de la Ville de Neuchâtel pour délibérer mais qu'à leur grand regret ils ne peuvent déférer aux voeux de S.A.S. et rétablir le pasteur Girard:

car ils sont chargés du soin de veiller au maintien des droits, franchises et libertés spirituelles et temporelles de la Ville de Neuchâtel dont ils sont les conservateurs et dépositaires, en sorte qu'ils en sont comptables à Dieu, à leur conscience, à leur Bourgeoisie et à leur postérité.

Ils rappellent que le Conseil de Ville qui représente l'Eglise de Neuchâtel: "a le droit en particulier d'élire ses pasteurs sur le nombre de 3 sujets qui lui sont présentés par la Classe qui est le corps ecclésiastique des Ministres de cette souveraineté et que l'Eglise de la Ville de Neuchâtel jouit aussi bien que toutes les autres de cet Etat, du droit de demander à ladite Classe, le changement de ses pasteurs lorsqu'ils en donnent sujet par leur conduite, par leurs moeurs ou par leur doctrine."

Ils affirment que le sieur Girard n'a pas été destitué parce qu'il était dans les intérêts de Monseigneur le Prince de Conty, mais "parce que par ses derniers sermons, et surtout dans celui qu'il fit le premier jour de Pâques, jour le plus saint et le plus solennel de toute l'année, il aurait été plus en scandale qu'en édification, tant en prêchant des choses politiques contre la défense réitérée à lui faite, et les promesses fréquentes de sa part; qu'en paraissant dans des emportements indignes de la chaire et de la solennité du jour."

Ils rappellent que depuis 1686 le ministre Girard a été admonesté à sept reprises et que le Conseil de Ville a demandé plus d'une fois son changement.

"C'est donc sur ce pied là qu'on a demandé le changement du Sieur Girard à Messieurs à la Classe lesquels l'ont accordé suivant le droit incontestable qu'ils ont de connaître de ces choses et de les décider, et ils ont fondé leur arrêt sur les commandements réiterés par eux faits au dit Sieur Girard de se contenir dans les justes bornes de son ministère."

Ils ajoutent que le Sieur Girard a toujours la possibilité de recourir à un synode suivant l'usage de la dicipline des Eglises de la Suisse.

"Ils prient et requièrent instammment et très humblement Monsieur le Gouverneur de les maintenir dans les droits, franchises et libertés surtout pour ce qui regarde le spirituel ainsi qu'il l'a promis à son entrée dans le gouvernement."

Louis XIV se fâche

Le 2 août c'est le marquis de Puysieulx, ambassadeur de France qui écrit aux Quatre Ministraux de la part du Roy. ll les informe que le Roy de France ne peut admettre les raisons qu'ils ont alléguées et qu'ils ne sont sûrement pas conscients de la gravité de leur résistance car Sa Majeste: "saura faire repentir ceux qui y auront part, les effets de son juste ressentiment, si les contraventions apportées à ce qu'Elle a reglé, ne sont pas incessamment réparées et qu'en conséquence, le Ministre Girard soit rétabli et que les procédures faites, ou contre lui, ou contre d'autres, ne soient entièrement supprimées."

Les Quatre Ministraux répondent immédiatement par une longue lettre adressée à l'ambassadeur mais en fait au Roy. Cette lettre reprend l'exposé des faits et des motifs qui se trouvent dans la lettre qu'ils adressaient un mois auparavant à Madame de Nemours.

Cette longue missive ne pouvait convaincre Louis XIV. Pour lui, il ne pouvait s'agir que d'un double jeu de Madane de Nemours ou d'une résistance inacceptable de ses sujets. En effet on apprend par une lettre de Madame de Nemours à son Gouverneur que le Roy lui a fait savoir que si elle ne pouvait se faire obéir: "le Roy mettrait un Gouverneur à Neuchâtel et qu'il me donnerait ses troupes qui le leur ferait bien faire."

Les choses se précipitent, nous apprenons qu'à fin août, Louis XIV ordonne a Madame de Nemours de destituer son Gouverneur qui ne sait pas se faire obéir et prendre son conseil pour choisir son successeur. Par gain de paix S.A.S. renvoie son gouverneur.

Appuis évangéliques

A Neuchâtel, les conseils de ville sentent que les choses se gâtent vraiment. Ils sollicitent alors l'aide des cantons évangeliques. Ceux-ci ordonnent une enquête sur l'affaire Girard et écrivent au roi de France le 30 septembre. Après avoir relaté les faits, ils concluent:

"Nous osons espérer que votre Majesté trouvant que cette destitution etait nécessaire et indispensable, que le bon ordre et la discipline ecclésiastique qui sont les plus sûrs fondements de toutes les soclétés doivent être maintenus à Neuchâtel n'insistera point qu'on rétablisse un pasteur qui par ses trop fréquents scandales, ne saurait plus être en edification de son Eglise.
  Les Bourgmestres Avoyer Landamman et Conseils des villes et cantons évangéliques de la Suisse
  Zürich, Berne, Glaris, Bâle, Schaffouse, Appenzell et Saint-Gall

Cette lettre, comme nous l'apprend la réponse du roi, n'entame en rien sa volonté.

"Assignée à résidence"

A la fin de l'année se produit un nouveau rebondissement de l'affaire. Madame de Nemours mortifiée d'avoir cédé à Louis XIV, en révoquant son cher gouverneur se promet d'en faire à sa tête pour nommer le successeur. Elle est consciente qu'elle est souveraine et qu'elle n'a pas d'ordres à recevoir du roi en ce qui concerne Neuchâtel. Pour se venger de son humiliation, elle nomme comme, gouverneur un cousin et comme lieutenant du gouverneur, le fils du gouverneur qu'elle a dû destituer.

Louis XIV touché au vif, fait porter à Madame de Nemours le 6 janvier 1700 la lettre suivante:

Ma cousine, Je vous écris cette lettre pour vous dire qu'aussitöt que vous l'aurez reçue, mon intention est que vous vous rendiez à Coulommiers pour y demeurer jusqu'à nouvel ordre, et la présente n'étant à autre fin. Je prie Dieu qu'il vous ait ma cousine en sa sainte garde. Louis.

Prince de Conti, 1664-1709 Ainsi Son altesse Sérénissime Madame la Duchesse de Nemours, souveraine de Neuchâtel et Valangin, resta longtemps cloitrée dans son château de Coulommiers parce qu'un pasteur de notre Ville confondait ses opinions politiques avec ses convictions religieuses et ceci dans un temps où on ne badinait pas avec les prérogatives et les franchises de la Ville.

Bernard de Montmollin 

           

Article du Bulletin Officiel de la Ville de Neuchâtel du 13 août 1987